Les Halles de Paris - Les rogatons et les détritus

Selon les saisons, les fruits et les légumes varient à la criée ; pendant l’hiver, la vente publique semble réservée pour les caisses d’oranges envoyées par l’Algérie, l’Espagne, le Portugal, pour quelques paniers de primeurs venus de l’étranger.

 

L’appréciation de ces denrées est fort difficile, et l’on ne peut vraiment pas dire quelles espèces particulières ont été livrées au public ; mais on sait que 228,846 colis contenant des fruits et que 96,084 colis renfermant des légumes ont été mis en vente pendant 1867 et ont produit la somme de 3,321,132 francs 30 centimes. Les fruits et les fleurs sont installés au pavillon n° 7 ; c’est une oasis. Rien de plus charmant que ces longues tables qui disparaissent sous des gerbes, sous des monceaux de ravenelles, de narcisses, de roses, de lis, de seringas, de giroflées ; l’air est embaumé, de subtils parfums planent autour des marchandes et pâlissent leur teint. En hiver, des fleurs de camélia en boîtes, des violettes d’Italie, sont apportées par les chemins de fer ; mais c’est en mai et en juin qu’il faut aller visiter cet amoncellement de plantes épanouies ; les inspecteurs du marché en sont fiers et disent volontiers : notre allée de fleurs ! C’est là que s’approvisionnent la plupart des bouquetières de Paris, et c’est là aussi que les pauvres gens, lorsqu’ils vont au cimetière visiter leurs morts, viennent acheter des couronnes d’immortelles et des médaillons emblématiques représentant un saule pleureur effeuillé au-dessus d’une croix noire. Dans ce dernier pavillon, il n’y a aucune espèce de transaction en gros ; tout se vend au détail, à prix débattu.

 

Il en est de même pour le pavillon n° 12, qui contient des fruitiers, des boulangers débitant le pain municipal, et ces industriels absolument spéciaux que le langage administratif désigne sous le titre de marchands de viandes cuites. Ceux-là sont au nombre de 17, et méritent qu’on parle d’eux. Ce qu’ils vendent se nommait jadis des rogatons, mais l’argot a prévalu, et cela s’appelle aujourd’hui des arlequins. De même que l’habit du Bergamasque est fait de pièces et de morceaux, leur marchandise est composée de toute sorte de denrées. Ces gens-là recueillent les dessertes des tables riches, des ministères, des ambassades, des palais, des restaurants et des hôtels en renom. Chaque matin, eux-mêmes ou leurs agents, traînant une petite voiture fermée et garnie de soupiraux facilitant la circulation de l’air, vont faire leur tournée dans les cuisines avec lesquelles ils ont un contrat. Tous les restes des repas de la veille sont jetés pêle-mêle dans la voiture et ainsi amenés aux halles jusque dans la resserre. Là, chaque marchand fait le tri dans cet amas sans nom, où les hors-d’œuvre sont mêlés aux rôtis, les légumes aux entremets. Tout ce qui est encore reconnaissable est mis de côté avec soin, nettoyé, paré (c’est le mot) et placé sur une assiette. On se cache pour accomplir ce travail d’épuration, et le client n’y assiste pas, en vertu de cet axiome, encore plus vrai là qu’ailleurs, qu’il ne faut jamais voir faire la cuisine.

 

Lorsque tout est terminé, qu’on a tant bien que mal assimilé les contraires, on fait l’étalage habilement, mettant les meilleurs morceaux en évidence, tentant la gourmandise des passants par une timbale milanaise à peine éventrée, par une pyramide de brocolis. Tout se vend, et il n’y a guère d’exemple qu’un marchand de viandes cuites n’ait fini sa journée vers midi ou une heure. Beaucoup de malheureux, d’ouvriers employés aux halles, préfèrent ce singulier genre d’alimentation à la nourriture plus substantielle, mais trop chère, qu’ils trouvent dans les cabarets et les gargotes. Pour deux ou trois sous, ils ont là de quoi manger. Chose étrange, les marchands ont une clientèle attitrée, et ils l’attribuent uniquement aux cuisines savantes d’où ils tirent ces débris de nourriture. Des gens riches, mais avares, viennent faire là secrètement leurs provisions ; ceux-là, on les reconnaît promptement à leur mine inquiète et fureteuse ; on s’en moque, mais, comme ils paient, on les sert sans leur rire au nez. Tout ce qui peut offrir encore une apparence acceptable est donc vendu de cette manière.

 

Quand un choix indulgent a été fait, il reste encore bien des détritus qu’il est difficile de classer. Ceci est gardé pour les chiens de luxe. Les bichons chéris, les levrettes favorites, ont là leurs fournisseurs de prédilection, et chaque jour bien des bonnes femmes font le voyage des halles pour procurer aux animaux qu’elles adorent une pâtée succulente et peu coûteuse. Les os, réservés avec soin, sont livrés aux confectionneurs de tablettes de bouillon, et, après qu’on en a extrait la gélatine, revendus aux fabricants de noir animal. Il n’y a pas de sots métiers, dit-on ; je le crois sans peine, car l’on cite quelques marchands de viandes cuites qui se sont retirés du commerce après avoir amassé une dizaine de mille livres de rente en quelques années.

 

 

Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868

 

Marchands d'arlequins (les rogatons) aux Halles de Paris, carte postale, 1908

Marchands d'arlequins (les rogatons) aux Halles de Paris, carte postale, 1908

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