Les cochers forment au milieu de la population parisienne une classe distincte, généralement peu estimée et souvent difficile à manier.
L’habitude de marcher à toute réquisition vers un but toujours différent et qu’ils ne choisissent jamais, aurait dû les façonner à une sorte d’obéissance passive. Il n’en est rien. Le cocher de fiacre est un révolté, toujours en lutte contre son administration, qu’il essaye de tromper, contre la préfecture de police, qu’il maudit tout en tremblant devant elle. C’est un monde à part, composé de toute espèce d’éléments. Les provinces où il se recrute principalement sont la Lorraine, la Normandie, l’Auvergne et la Savoie ; cette dernière fournit les meilleurs sujets, j’entends les plus soumis et les moins ivrognes.
Les cochers peuvent se diviser en trois catégories : les bons sujets, qui aiment leur métier, qui ont le goût des chevaux, cherchent à s’amasser un petit pécule pour devenir à leur tour propriétaires d’une voiture attelée, connaissent le code multiple des contraventions et des délits, évitent les punitions disciplinaires et sont parfois récompensés pour leur probité.
Les ivrognes viennent ensuite : la passion du vin les entraîne ; entre chaque course, ils s’arrêtent au cabaret et boivent un canon ; à ce métier-là, la raison ne résiste pas longtemps, et si l’habitude de conduire n’était devenue pour eux une seconde nature, tout accident serait à redouter ; à moins que l’ivresse ne les égare et ne les pousse à la brutalité, ils ne sont point mauvais ; ils se repentent volontiers et sincèrement de leur sottise, mais ils recommencent le lendemain, tout en jurant qu’on ne les y reprendra plus. Ceux-là aussi aiment et soignent leurs chevaux ; un vieux proverbe a cours dans les écuries : «Cheval d’ivrogne n’est jamais maigre.»
Les derniers, on les appelle les bohèmes. Ceux-là sont récalcitrants et parfois dangereux ; leur fouet est l’argument qu’ils emploient de préférence ; de punition en punition, ils en arrivent à l’exclusion du service ; la police correctionnelle les connaît et souvent même la cour d’assises aussi. Ce sont les déclassés, les paresseux, les incorrigibles, épaves incommodes que toute civilisation rejette sur ses bords. Ce qui les a amenés à faire un métier pour lequel ils n’ont aucune aptitude, c’est l’horreur du travail, le dégoût de la vie régulière, l’effroi de toute contrainte ; ils se sont imaginé qu’une fois sur leur siège, au grand air, s’arrêtant deci et delà pour étrangler un perroquet, comme ils disent dans leur argot, c’est-à-dire pour boire un verre d’absinthe, ils seraient libres, ou du moins auraient l’illusion de la liberté : erreur profonde, dont ils ne tardent pas à revenir, qui leur cause un dépit amer et les jette parfois dans des rébellions sérieuses. Pour ceux-là, le cheval peut crever, la voiture être défoncée, que leur importe ? à leurs yeux, les agents sont des mouchards, le directeur général un tyran, le surveillant une canaille. Toute révolte leur parait permise, et le bourgeois serait pour eux une proie toujours attaquée, si la préfecture de police ne les tenait sous sa main de fer. Ils connaissent bien le chemin de la fourrière et du violon ; leur montre est souvent au mont-de-piété, leur paye est toujours dépensée d’avance, ils vivent d’emprunts qu’ils ne remboursent jamais. On en a vu qui dételaient leur voiture, l’abandonnaient au hasard sur la voie publique, vendaient le cheval à vil prix et s’en allaient vers les barrières mal famées épuiser en orgies le produit de leur vol. On les jette en cour d’assises, on les interroge : «Pourquoi avez-vous vendu un cheval qui ne vous appartenait pas ? — Ah ! voilà ; ça me disait d’aller faire la noce.»
Maxime Du Camp, Les voitures publiques dans la ville de Paris, Revue des Deux Mondes, 1867