Je ne possède pas d'image du potager de ma grand-mère dans un bourg assez quelconque du Morbihan, mais j'ai retrouvé une carte postale où l'on aperçoit l'amorce de l'arrière de la maison, une grosse bâtisse en briques, la seule construite avec ce matériau incongru dans le pays. La photographie date d'avant la guerre de quatorze et mon grand-père, qui devait avoir à peu près dix-huit ans, y fait le zouave en chemise blanche devant quelques habitants pour une part encore habillés de costumes traditionnels, comme ma grand-mère qui ne quitta jamais sa coiffe et ses vêtements brodés. Il y avait toujours du monde autour et dans la maison, à cause de sa situation sur la place de l'église et à cause de son activité, un étrange bazar à mes yeux, puisqu'on y mélangeait dans une sorte de caverne d'Ali Baba un bistrot, une épicerie crémerie et un coin pour y vendre des pelotes de laine et quelques articles funéraires. Tout cela dans une atmosphère sombre qui faisait qu'en sortant de la pièce pour entrer dans le jardin, on était un peu ébloui par la lumière et déjà émerveillé par le contraste avant de se lancer dans la joie d'une course vers le poulailler et le clapier, allant chercher les œufs du matin encore chauds ou caresser les lapins en leur donnant des carottes. Le chemin vers le fond du jardin, si heureux le jour, était aussi celui d'une peur nocturne récurrente, quand il fallait aller aux toilettes dans la nuit, une cabane puante où régnaient d'énormes mouches noires aux reflets bleus, une peur alimentée par les plaisanteries des cousins campagnards qui affirmaient toujours en riant qu'on risquait de croiser des créatures inquiétantes, chiens errants, loups en maraude et même l'ankou, l'annonceur de la mort avec sa charrette grinçante. Joie et peur formaient un puissant alliage, une alchimie au service du jardin pour qu'il soit constamment magique, malgré son apparence ordonnée par les règles ordinaires d'un potager, les longues bandes bien droites des plantations et la distribution des végétaux selon des lois de proximité ou d'éloignement des essences auxquelles je ne comprenais rien.
Claude Eveno, L'humeur paysagère, éditeur Christian Bourgois, 2015