J'ai décidé de rentrer, j’étais fatigué de cette promenade, non pas physiquement, mais mon humeur s’était assombrie. La
pièce où j’écrivais me paraissait à présent beaucoup plus agréable. J’ai baissé les yeux et j’ai marché lentement, en me fiant à la bande de guidage pour aveugles – en jouant à réduire le
plus possible mon champ de vision, aiguisant mes autres sens. La ville et son microcosme prennent alors les dimensions d’un univers à lui seul. Des milliers de formes sont contenues dans les
détails de la moindre dalle du trottoir.
La nervure métallique qui sert de guide et est incrustée dans le macadam faisait penser à la ligne brisée d’une voie ferrée
vue d’avion. Comme si j’étais devenu lilliputien et que je volais tout doucement entre les immeubles. J’ai enjambé les jambes d’un homme assis sur sa chaise. J’ai tourné le coin du pâté de maison
– je savais qu’en allant par là je retrouverais la pièce où j’écris – quand brusquement, surgie de la fenêtre d’une voiture qui passait, une musique m’a écorché les oreilles. La bande de guidage
que je suivais était régulièrement interrompue : un coffre abritant un compteur d’eau grand ouvert, un carrelage rouge qui faisait penser à un miroir fendu. Plus bas, encore un autre obstacle,
une poubelle, une barre de fer.
J’ai pensé à la réponse que m’avait faite une amie suédoise quand, quelques années auparavant, elle était venue visiter la
ville et que je lui avais demandé quelle avait été sa première impression : "It is like a museum, but so much of it is destroyed", avait-elle répondu. Peut-être était-ce à mettre sur le
compte de son anglais hésitant, mais pendant longtemps je n’ai pas réussi à comprendre pourquoi elle avait prononcé le verbe "détruire". Plus tard, j’ai compris que pour nous, la réalité
quotidienne est intimement liée aux ruines, et que le spectacle de l’inachevé, du non réparé, voire de ce qui est totalement détruit, est chose habituelle. Voilà pourquoi peut-être les loques
vivantes, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impression. Et voilà que nous nous sommes transformés en un musée de ruines.
Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents