Et ce ne sera pas ces maîtres de tactiques
Qui nous emporteront dans un dernier abord.
Ce n’est pas ces frileux et ces antipathiques
Qui nous feront sauter par un dernier sabord.
Ce n’est point leur tableaux, fussent-ils synoptiques,
Qui nous assembleront comme un pauvre troupeau.
Ce n’est point leurs terreurs, fussent-elles optiques,
Qui nous feront trembler la laine sur la peau.
Et nous serons conduits par une autre houlette.
Et nos bergers seront de bien autres bergères.
Et nous nous délierons d’une autre bandelette.
Et nous serons menés par des mains plus légères.
Et nous serons conduits par une autre houlette
Et nos bergers seront deux antiques bergères.
Et nous serons liés d’une autre bandelette.
Et nous serons liés par des mains plus légères.
Et nous autres Français nous en suivrons une autre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus déluré fera le bon apôtre.
Et nos derniers soleils seront sur leurs déclins.
Et nous Parisiens nous en suivrons une autre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus coquebin fera le bon apôtre.
Et les soleils d’hiver seront sur leurs déclins.
Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus assuré fera le bon apôtre.
Et nos derniers soleils seront sur leurs déclins.
Et nous Parisiens nous en suivront la nôtre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus épuré fera le bon apôtre.
Et les pâles soleils seront sur leurs déclins.
Et nous gens de Paris nous en suivront la nôtre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus mesuré fera le bon apôtre.
Et les soleils d’hiver seront sur leurs déclins.
Et nous gens d’ici nous en suivrons la nôtre.
Et nous filerons doux nous autres les malins.
Et le plus assuré fera le bon apôtre.
Et nos derniers soleils seront sur leurs déclins.
Et nos bergers seront deux uniques bergères.
Et nous filerons doux par devant ces houlettes.
Et nous serons menés par des mains plus légères.
Et nous écarterons nos pâles bandelette.
L’une est morte au milieu des pâles citoyens,
Pieusement couchée en un lieu de parade.
Soigneusement dressée en une haute estrade
L’autre est morte au milieu des pâles citoyens.
L’une est morte au milieu de tous les citoyens,
Pieusement couchée en un lit de tendresse.
Soigneusement dressée en un lit de détresse,
L’autre est morte au milieu de tous les citoyens.
Parmi les jeunes clercs et les curés-doyens
L’une est morte au milieu d’un immense concours.
Parmi les hommes d’arme et les curés-doyens
L’autre est morte au milieu d’un immense concours.
Les yeux sur une croix, sans hâte et sans discours,
L’une est morte au milieu d’une vieille paroisse.
Les yeux sur une croix, après quelques discours,
L’autre est morte au milieu d’une vieille paroisse.
Les yeux sur une croix sans hâte et sans faiblesse,
L’une est morte au milieu d’un immense appareil.
Les yeux sur une croix sans honte et sans faiblesse
L’autre est morte au milieu d’un immense appareil.
Sous un dais garanti des rayons de soleil,
L’une est morte au milieu d’une simple noblesse.
À la face de Dieu liée en plein soleil
L’autre est morte au milieu d’une simple noblesse.
Pieusement couchée en un lit d’échafaud,
L’une est morte au milieu d’un immense diocèse.
Soigneusement dressée en un dur échafaud
L’autre est morte au milieu d’un immense diocèse.
Aïeule sans reproche, aïeule sans défaut,
L’une est morte au milieu d’une foule française.
Captive sans reproche et prise par défaut
L’autre est morte au milieu d’une foule française.
Les yeux levés au ciel, sans hâte et sans angoisse,
L’une est morte au milieu d’un peuple convoqué.
Les yeux levés au ciel, non sans un peu d’angoisse,
L’autre est morte au milieu d’un peuple convoqué.
Ses beaux doigts joints levés vers la miséricorde,
L’une est morte au milieu d’un peuple interloqué.
Ses deux poignets liés aux nœuds d’une âpre corde,
L’autre est morte au milieu d’un peuple interloqué.
Ses beaux cheveux noués le long de son sarrau,
L’une est morte au milieu d’un peuple de fidèles.
Ses beaux cheveux noués par la main du bourreau,
L’autre est morte au milieu d’un peuple de fidèles.
Ces yeux qui tant avaient guetté les hirondelles
Ne guettèrent plus rien que les dons de l’Esprit.
Ces yeux qui tant avaient guetté les hirondelles
Ne guettèrent plus rien que de voir Jésus-Christ.
Diligente bergère, inlassable gardienne,
L’une est morte au milieu de toute chrétienté.
Diligente bergère, inlassable gardienne,
L’autre est morte au milieu de toute chrétienté.
Vigilante bergère, aïeule et paroissienne,
L’une est morte au milieu de toute chrétienté.
Vigilante bergère, aïeule et paroissienne
L’autre est morte au milieu de toute chrétienté.
D’un cœur sans défaillance et d’un cœur indompté,
L’une est morte au milieu de la race chrétienne.
D’un cœur sans défaillance et d’un cœur indompté,
L’autre est morte au milieu de la race chrétienne.
Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre,
La plus appareillée aux dons du Saint-Esprit,
La plus appareillée au livre de l’apôtre,
La plus appareillée au cœur de Jésus-Christ.
Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre.
C’est la plus attachée aux dons du Saint-Esprit.
Et la plus affichée au livre de l’apôtre.
Et la plus approchée au cœur de Jésus-Christ.
Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre.
C’est la plus accointée aux dons du Saint-Esprit.
Et la plus attestée au livre de l’apôtre.
Et la plus imitée au cœur de Jésus-Christ.
Dans un vallon semé de bouleaux et de hêtres
L’une est morte au milieu d’un peuple prosterné.
Sur un haut échafaud de bouleaux et de hêtres
L’autre est morte au milieu d’un peuple consterné.
Au milieu des bourgeois, des manants et des prêtres,
L’une est morte au milieu d’un peuple nouveau-né.
Au milieu des soldats, des bourreaux et des prêtres,
L’autre est morte au milieu d’un peuple abandonné.
Dans le propre pays de ses simples ancêtres
L’une est morte au milieu d’un peuple couronné.
Au milieu des docteurs, des savants et des traitres
L’autre est morte au milieu d’un peuple rançonné.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914