Logé pour quelques jours non loin de la Cathédrale, je m’endors et je m’éveille dans sa pensée. Avec la sonnerie de l’Angélus commence ma vie de voyage. Tout à l’heure, jusqu’au soir, je serai repris par l’enchantement devant cet unique joyau d’une ville, pour tout le reste, déshonorée par la barbarie municipale.
Un homme qui vécut il y a dix siècles s’est ranimé en moi. — Y a-t-il donc des noblesses de l’esprit qui traversent les siècles comme la noblesse du sang ?… Mais ne suis-je pas trop présomptueux ? Non. Je dois à l’art tout mon développement.
La coquette église n’est pas grande. Mais quel clocher ! Quelle grâce il avait, hier, au clair de lune !
C’est le clocher en fer de lance. Les renflements sont donnés par de petites tourelles ajourées de colonnettes. Un grand mur, un grand repos très large : c’est la façade de côté. Ce mur est repris en richesse par le portail, noir, bas-relief - haut-relief. Ce portail, très différent des portails gothiques, rappelle un peu, par ses saillies, les sarcophages antiques. Car j’ai oublié de vous dire que cette petite église est romane. Ses saints et ses docteurs, très allongés, se dressent à la porte et au tympan de la porte. Impossible de ne pas reconnaître en eux les vraies colonnes de l’Église. La netteté si ordonnée du plissé de leurs tuniques, leurs gestes mesurés disent leur certitude et la force de leur esprit, comme les petits ornements écrasés sous leurs pieds proclament leur victoire sur les passions et les vices. L’arcade du tympan s’élève au-dessus d’eux, et les saints y apparaissent espacés comme des planètes dans la demi-circonférence de trois ciels.
Ils sont encore à nous ! Puissent-ils ne jamais entrer dans les « collections » ! Puissent-ils ne jamais être arrachés de cette porte et vendus pour laisser passer l’aveugle Progrès !
Mais il faut tout craindre, puisque ces merveilles, qui ont fait la gloire de tant de siècles, sont pour nos contemporains comme si elles n’étaient pas. Et comment, ici même, éviter la pensée de la violence ? Elle a mis là beaucoup de son empreinte injurieuse. Quelques saillies sont striées, quelques chapiteaux sont cassés, les supports des statues de saints, leurs draperies, mutilés.
Les iconoclastes sont revenus, avec les princes des prêtres et les architectes, les restaurateurs, et les conseillers municipaux…
Je suis entré de nouveau dans l’église ; j’ai recherché et retrouvé la joie que me prodigue toujours ce doux combat des ténèbres et des clartés mystiques. — Je veux revivre cet instant…
… Ma pensée, caressée par les chants, s’agite et se déroule comme le serpent charmé, et s’étonne, d’abord, de l’ombre. La porte franchie, une seule impression me domine : le sentiment du grandiose, dans la nuit savamment organisée et approfondie.
Mais voici qu’au fond les fenêtres trouent le mur de clartés. Je commence à voir.
Là-bas des flambeaux font comme une ardente couronne de fleurs intellectuelles, qui brûlent sans mouvement.
Les colonnes viennent de m’apparaître en leur calme ordonnance ; elles se tranquillisent encore en s’approchant de moi. Elles s’éloignent, quand j’ai passé, s’irisent en traversant le fond, et reviennent de l’autre côté, pareilles et jamais identiques, puisque je les vois à des distances différentes. Je crois contempler les vierges blanches d’une procession, qui passent tout près, suivent leur chemin, s’effacent et réapparaissent, après avoir accompli le rite. — Tout a une vie à la fois humaine et sacrée dans cet art miraculeux. Et comme des effets composés y sont rendus par des procédés simples !
Mes yeux s’habituent. L’ordre réel des choses s’est révélé. Mais à la réalité la poésie n’a rien perdu.
Au fond de l’abside, les vitraux sont comme des astres calmes dans le firmament. — Les vitraux font aussi penser aux fleurs, aux vraies fleurs, quand ils sont de vrais vitraux.
Que l’ombre est douce ! Il semble qu’elle berce les chants du fond du chœur. Et la distance transforme les vitraux en fresques, un peu effacées.
Quelle harmonie ! Comme on voudrait l’emporter avec soi pour se défendre contre l’hostile incohérence du monde !
Des lumières immobiles enflamment l’espace et je distingue la foule des fidèles.
Une femme arrive, frémissante de jeunesse sous ses longs voiles noirs ; ses lignes ondulent, variées par les draperies. Une autre, distraite et charmante, remue les lèvres ; je ne suis pas sûr qu’elle prie. Par moments, les courants de la foule s’entre-croisent, traversés par des femmes au pas rapide, qui sont comme des flèches lancées par la grâce.
Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris
Chapitre IV, ÉTAMPES