Elle est là, immobile, muette ; je ne la vois pas : nuit noire.
Mes yeux s’habituent, je distingue un peu, et c’est le grand squelette de toute la France du Moyen Âge qui m’apparaît.
Et c’est une conscience. Nous ne pouvons pas lui échapper. C’est la voix du passé.
Les artistes qui ont fait cela ont jeté dans le monde un reflet de la divinité ; ils ont ajouté leur âme à nos âmes, pour nous grandir, et leur âme est à nous, elle est notre âme en tout ce qu’elle a de meilleur.
Et voici qu’on nous amoindrit en laissant périr l’œuvre de ces maîtres anciens. — L’artiste, témoin de ce crime, se sent lui-même effleuré d’un remords.
Mais ce qui subsiste encore intact garde toute la vie de l’œuvre entière, et nous garde notre âme. C’est dans ces débris que nous avons notre dernier asile. — Ainsi le Parthénon a défendu la Grèce mieux que les plus savants politiques n’ont su faire. Il reste encore l’âme vivante d’un peuple évanoui, et le moindre de ses morceaux est tout le Parthénon.
Vue de trois-quarts, la Cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière. C’est le sens que donne la forme de la console.
Du même point de vue, j’observe que la Cathédrale monte comme des flammes…
Et la richesse des profils fait que le spectacle varie sans cesse.
À étudier une Cathédrale, on a toutes les surprises, toutes les joies d’un beau voyage. Elles sont infinies.
Aussi je ne prétends pas vous décrire toutes les beautés de la Cathédrale de Reims. Qui donc oserait se vanter de les avoir toutes vues ? — Quelques notes seulement…
Mon but, ne l’oubliez pas, est de vous persuader de prendre à votre tour ce chemin glorieux : Reims, Laon, Soissons, Beauvais…
Par ma fenêtre ouverte m’arrive la grande voix des cloches. J’écoute attentivement cette musique, monotone comme le vent, son ami, qui me l’apporte. Il me semble y percevoir à la fois des échos du passé, de ma jeunesse, et des réponses à toutes les questions que sans cesse je me pose, que, toute ma vie, j’ai cherché à résoudre.
La voix des cloches suit et dessine le mouvement des nuées ; elle meurt et renaît tour à tour, s’affaiblit, se ranime, et, dans son immense effet, les bruits de la rue, grincements des chariots, cris du matin, se perdent. La grande voix maternelle domine la ville et se fait l’âme vibrante de sa vie. Je n’écoutais plus, j’entendais encore et, rappelé soudain, je prête de nouveau l’oreille ; mais c’est par-delà, c’est à la foule de par là-bas que maintenant les cloches parlent ; on dirait un prophète, en plein air, qui se tourne et se détourne tour à tour, vers la droite et vers la gauche. Le vent a changé.
Mais ce sont des siècles, ce ne sont pas des heures que sonnent les cloches de nos grandes Cathédrales.
Il est vrai, ce sont aussi des fêtes, des fêtes religieuses… Quelle est donc celle d’aujourd’hui ? Comme cette simple question creuse une fosse profonde entre la Cathédrale même et le questionneur ! S’imagine-t-on un homme du XIIIe siècle demandant : Quelle fête les cloches annoncent-elles aujourd’hui ? — Interrompez-vous, appels aériens, ou ne tombez plus jusqu’à nous ; envolez-vous dans l’azur…
— Quel tas de saletés ! entends-je soudain.
C’est un petit garçon qui passe, avec sa mère, tout près de la Cathédrale, en montrant de vieux morceaux de pierres, mal rangés, de vieux morceaux de vieilles pierres que les architectes ont laissés là, dans le chantier, et qui sont des chefs-d’œuvre.
La jeune femme est fine, fraîche, pareille aux statues qui décorent la Cathédrale. Elle n’a pas réprimandé l’enfant…
D’où je suis, je vois le chevet de l’abside. Je ne le vois qu’à travers un rideau de vieux arbres dénudés par l’hiver. Les arcs-boutants et les arbres se mêlent, font une harmonie. Ils sont habitués à vivre ensemble. Mais le printemps ranimera-t-il les pierres comme les arbres ?
Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris
Chapitre X, REIMS