Sur les quais avec Léon-Paul Fargue : rien n'est plus de Paris qu'un quai de Seine

Chef-d'œuvre poétique de Paris, les quais ont enchanté la plupart des poètes, touristes, photographes et flâneurs du monde. C'est un pays unique, tout en longueur, sorte de ruban courbe, de presqu'île imaginaire qui semble être sortie de l'imagination d'un être ravissant. Je connais tellement, pour l'avoir faite cent fois, la promenade qui berce le marcheur du quai du Point-du-Jour au quai des Carrières à Charenton, ou celle qui, tout jeune, me poussait du quai d'Ivry au quai d'Issy-les-Moulineaux, que j'ai l'impression d'avoir un sérieux tour du monde sous mes talons. Ces seuls noms : Orsay, Mégisserie, Voltaire, Malaquais, Gesvres, aux Fleurs, Conti, Grands-Augustins, Horloge, Orfèvres, Béthune et place Mazas me suffisent comme Histoire et Géographie. Avez-vous remarqué que l'on ne connaît pas mieux «ses» quais que ses sous-préfectures ? J'attends toujours un vrai Parisien sur ce point : où finit le quai Malaquais, où commence le quai de Conti ? D'après la réponse, je classe les gens. A ce petit jeu, on s'aperçoit qu'il n'y a pas beaucoup de vrais Parisiens, pas beaucoup de chauffeurs de taxi cultivés, encore moins d'agents de police précieux. Chacun se trompe sur la question des quais.

 

Et cependant, rien n'est plus de Paris qu'un quai de Seine, rien n'est plus à sa place, dans son décor. Léon Daudet, dans son Paris vécu, consacre plus de cinquante pages aux seuls quais, à ses bouquinistes et à ses libraires d'occasion. Au sujet de celle de Champion le père, il fait cette remarque qui, dans un siècle, donnera encore le goût de la rêverie aux derniers bibliophiles : « L'atmosphère était érasmique, XVIe siècle en diable, et de haute et cordiale intellectualité. » Quand il voyait qu'un livre vous faisait envie, Champion disait doucement : «Prenez-le… Mais non, mais non, vous le paierez une autre fois.» De ce paysage, sur lequel ont poussé comme par goût les plus beaux hôtels, le Louvre des Valois, les monuments les plus étonnants, comme la Tour Eiffel, les plus suspects, comme la Chambre, les plus glorieux, comme l'Institut de France, c'est la partie centrale qui est à la fois la plus célèbre et la plus fréquentée, et ce sont certainement les quais de Conti et Malaquais qui arrivent ex æquo en tête du concours.

 

J'ai demandé à des pouilleux, à des sans-logis de la meilleure qualité pourquoi ils préféraient ces deux quais aux autres, surtout pour dormir sur les berges, mêlés aux odeurs de paille, d'absinthe et de chaussure que la Seine véhicule doucement : « Parce que, me fut-il répondu, nous nous y trouvons plus à l'aise et comme chez nous. De plus, les rêves y sont plus distingués.» Réflexion pleine d'intérêt, et qui me rappelle une anecdote Il m'arrive très souvent de prendre un verre de vin blanc dans un petit caboulot des Halles que je ne trouve d'ailleurs qu'à tâtons la nuit. Je retrouve là des noctambules qui échangent quelques idées générales avant d'aller s'allonger sous un pont quelconque.Toutefois, je me mêle à leurs conversations. Nous nous serrons la main très noblement. Un jour, je fus présenté à une sorte de grand haillon animé, barbu, érudit et très digne, qui logeait précisément sous le pont des Arts, et que l'on présentait ainsi : M. Hubert, de l'Académie française. Paris seul autorise ces raccourcis splendides.

 

 

Léon-Paul FARGUE, Le piéton de Paris; Gallimard, 1939

 

Le pont des Arts et l'Académie Française, 1947, photographie de René-Jacques (1908-2003)

Le pont des Arts et l'Académie Française, 1947, photographie de René-Jacques (1908-2003)

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