Les quais sont hantés par une double population. Je ne parle ni des touristes, ni des curieux, ni des voyageurs en transit, mais des êtres qui naissent, rêvent et meurent dans l'atmosphère séquane : ceux des berges et ceux des quais proprement dits, les couche-dehors et les bouquinistes, ceux d'en bas et ceux d'en haut. La population des berges s'étend d'Auteuil à Charenton, les jambes à l'air, le visage caché sous le melon de la poubelle, le mégot à portée de la main, pour la première cigarette du matin, la meilleure.
C'est encore sur les quais, c'est-à-dire un peu en dessous de la surface parisienne, dans une partie obscure et honteuse au sens que Shakespeare donnait à ces mots, que l'on peut faire connaissance avec les derniers petits métiers poétiques dont s'inspiraient naguère chansonniers, caricaturistes et poètes : le tondeur de chiens, le coupeur de chats, le glaneur de charbon, le ramasseur de petits objets, tels que lames de rasoir usagées, fermetures de canettes de bière, boucles de ceinturon, épingles de sûreté, crochets à bottines et fragments de pipes en terre, le ramasseur qu'on voit longer les ruisseaux en baissant la tête, à la fin de la journée. Cour des miracles dotée d'une plage, ce monde des berges, jouit d'un des plus grands bonheur que connaisse notre époque : l'ignorance totale du journal quotidien. Certains, parfois parcourent des journaux de Courses oubliés là, sans doute, par quelque suicidé, mais le journal des Courses fait un peu partie de la légende.
M'étant hasardé une nuit parmi ces longs gaillards si bien portants, si hardiment barbus que je les compare volontiers aux hommes des cavernes, j'eus l'occasion d'entendre la voix même du rêve se manifester soudain par la bouche d'une de ces ombres. Après avoir enjambé quelques « chiens de fusil », quelques thorax librement offerts, je m'installai, à mon tour, sur une borne, pour fumer une cigarette au fil de l'eau. Énormes et patients, de noirs chalands glissaient, pareils à des bêtes, sur le fleuve de crêpe. J'avais vaguement l'impression de déranger une secte. Je ne me trompais pas. Une voix s'éleva tout à coup derrière moi : « Veux-tu fermer ta porte! » me criait-on. J'avais visiblement affaire au Crocheteur Borgne de Voltaire…
Tout autre est la population périphérique. Ce sont des savants. Je tiens les bouquinistes pour les êtres les plus délicieux que l'on puisse rencontrer, et, sans doute, participent-ils avec élégance et discrétion à ce renom d'intelligence dont se peut glorifier Paris. Le pays du livre d'occasion a ses frontières aussi. Il va du quai d'Orsay au Jardin des Plantes, sur la rive gauche, et de la Samar, comme on dit, au Châtelet, sur la rive droite.
Les boîtes en sont, en principe, accordées par la Ville aux mutilés de la guerre et aux pères d'une famille nombreuse, à raison de soixante-cinq francs par an, sur huit mètres de long. Quand un bouquiniste atteint l'âge respectable de soixante-dix ans ou qu'il tombe malade, il peut sous-louer son commerce à un remplaçant et se faire ainsi doubler jusqu'à sa mort. Mais il ne peut céder sa charge, comme ferait un agent de change. Une fois le dernier soupir poussé, la Ville intervient. La gent bouquiniste est la seule qui ne soit ni organisée ni syndiquée, qui ne donne aucun bal, aucun banquet annuel. Elle vit de rumeurs intellectuelles, de poussières d'idéal et d'indifférence. Elle eut pourtant un doyen, tout récemment, et que l'on honorait sincèrement dans la profession, un doyen qui n'était autre que M. Dodeman, Charles Dodeman, auteur bien connu. Elle est encore rattachée au passé parisien par Mlle Poulaillon, bouquiniste établie non loin de l'École des Beaux Arts, et qui évoque avec nostalgie le temps où les marchands de livres étaient tenus de remporter chaque soir leurs boîtes chez eux…
Mais, sur les quais comme partout, le vent de la modernité a soufflé en tempête. Il y a aujourd'hui des bouquinistes jeunes, actifs, très au courant des fluctuations des marchés. La raideur un peu professorale d'autrefois s'est perdue. L'été, quand il fait très chaud, les bouquinistes femmes n'hésitent pas à plonger dans la Seine. Quelqu'un flâne sur le quai pour ses livres, et, souvent aussi, pour voir sortir de l'eau en maillot la sirène ruisselante. Et il crie : « Hé, la petite dame, combien le Taine ? » En quelques brasses, la petite dame, atteint la berge, ramasse son peignoir, remonte vers les bibliothèques en séchant ses mains sur ses hanches, cède le Taine, le Flaubert ou le Jean Lorrain au client, et retourne dans l'eau fraîche…
Léon-Paul FARGUE, Le piéton de Paris; Gallimard, 1939