Sur les quais avec Léon-Paul Fargue : sur le plan littéraire pur le quai joue le rôle d'un baromètre
J'ai demandé à un marchand qui paraissait sérieux et renseigné si le commerce des livres à ciel ouvert était lucratif, et j'appris que la plupart des vieux bouquinistes arrivent assez facilement à posséder un peu de bien, une cinq-chevaux Citron, parfois même une maison. Et le plus surprenant est qu'aucun d'eux n'ait d'autre métier. Où trouveraient-ils, d'ailleurs, le temps d'être chauffeurs ou détectives privés ? Un bouquiniste tenu de connaître son Histoire, ses textes, ses dates, ses éditeurs, aussi bien sinon mieux qu'un libraire, n'a pas trop de toute sa journée pour bien faire ce qu'il fait.
Les quais aux livres sont divisés comme un catalogue. Il y a le parapet des livres classiques et celui des livres étrangers. Les boîtes sont assez bien fournies d'une façon générale, et il est devenu commun de se demander où se fournissent ces commerçants avisés. Selon une vieille habitude, le bouquiniste n'achète pas volontiers ce qu'on lui propose. Il aime mieux se rendre lui-même à l'Hôtel des Ventes, marchander à sa guise, se rendre à domicile chez des personnes « recommandées », ou encore voyager en France, à Perpignan, au Puy, à Lille, où il est toujours sûr de faire bonne chasse. Pourtant son ravitaillement, si bien conçu, demeure assez mystérieux. « N'est-ce-pas, tout le secret est là ! » me disait l'un d'eux.
Sur le plan littéraire pur, le quai joue le rôle d'un baromètre et remet les réputations en place. On aura beau lire et relire des courriers littéraires, examiner à la loupe les feuilletons de la critique, les tartines de publicité rédactionnelles, interviewer des mandarins ou des experts, il faudra toujours revenir aux quais pour obtenir une parcelle de la vérité. Car la question, comme pour le sucre ou le papier à cigarettes, demeure la même : « Qu'est-ce qui se vend, qu'est-ce qui ne se vend pas ? » Énigme que M. Roberet Ganzo, bouquiniste sur les quais et libraire rue Mazarine, débrouille devant vous avec science et brio : « Je n'ose énumérer les noms de mes confrères dont les bouquins ne trouvent pas acheteur, malgré le tapage, les coups de sifflet du snobisme, ou l'influence des corps constitués. Je préfère annoncer à mes amis Paul Valéry, Valery Larbaud, Claudel, Gide, entre autres, et, par-dessus les nuées et les ombres, au cher Proust, qu'ils se vendent admirablement. Que cette indication permette à quelques invendables de se reconnaître. »
Il faut avoir une santé de vieux chêne pour vendre des livres sur les quais, car il n'est pas un élément qui ne s'occupe de vous agacer : le vent, la chaleur, le gel, le bruit, le marchandage des clients, étant entendu qu'on n'achète jamais un livre sans marchander. C'est pourquoi j'admire la résistance et la belle nature des bouquinistes et, entre toutes, l'humeur divine du poète inconnu des quais qui trouve encore le moyen d'écrire des vers…
Léon-Paul FARGUE, Le piéton de Paris; Gallimard, 1939