Le Parisien qui traverse les ponts et passe sur les quais est depuis son enfance tellement accoutumé au spectacle qui se déroule sous ses yeux qu’il ne pense guère à s’en rendre compte. Il sait vaguement qu’il y a des navires au port Saint-Nicolas, que pendant l’été on peut prendre des bains de rivière ; parfois il lit dans son journal qu’un train de bois s’est brisé contre une des piles du Pont-au-Change ; par curiosité il entre à la Morgue, et souvent il regarde les pêcheurs à la ligne assis dans les bachots amarrés à la berge. La Seine ne lui offre rien de particulier ; elle a pourtant une importance majeure, car elle est une des grandes voies d’approvisionnement de la capitale, et de plus elle a une existence spéciale, représentée par les industries qui vivent sur elle et par elle.
L’écrivain qui raconterait l’histoire de la Seine pendant les seize premiers siècles de la monarchie française serait bien près d’avoir fait une histoire complète de Paris. Grâce aux routes d’abord et ensuite aux chemins de fer, elle, n’a plus cette utilité redoutable qui en rendait la libre possession si précieuse ; elle n’est plus la clé de la famine ou de l’abondance. Pour apprécier le rôle qu’elle jouait encore dans des temps relativement rapprochés de nous, il faut se rappeler ce que dit Pierre de l’Estoile : Le samedi 7 avril 1590, la ville de Melun fut rendue au roy par composition. La prise de cette ville avec celles de Corbeil, Montereau, Lagny et autres passages de rivières saisis en mesme temps, qui estoient les clés des vivres de Paris, avancèrent fort le dessein du roy, qui estoit de faire faire une diette à ceux de Paris, qui peust tempérer l’ardeur de leurs résolutions et frénaisies.
On sait l’épouvantable famine qui suivit cette conquête de la Seine. A ce moment, tous les yeux sont tournés vers la rivière, du haut des clochers on en interroge le cours aussi loin qu’on peut en suivre les méandres ; c’est par elle seule que peuvent arriver les vivres si douloureusement attendus. Aussi quel désespoir lorsque : Le dimanche 28 du présent mois d’avril 1591, la flotte de Meaux et de Château-Thierry, conduisant à Paris jusqu’à quatorze cents muis de bled en cent quinze basteaux, est arrestée et prise par les gens du roy.
S’il en était ainsi au temps de Henri IV, qu’était-ce donc sous les rois de la première et de la seconde race ? Ces dures époques sont aujourd’hui passées pour toujours ; mais elles ont laissé des traces profondes qu’on retrouve à chaque page dans les vieux mémoires. Dès que la navigation de la Seine est interdite, Paris s’émeut et se désespère. C’était le fleuve nourricier par excellence, et jusque sur les marchés publics il déposait le blé, le vin, le bois et les fruits. L’interruption du cours de la Seine apportait la famine, la contagion et la mort.
D’où vient ce mot : la Seine ? Du celtique, dit-on : squan, serpent ; sin-ane, la lente rivière ; sôgh-ane, la paisible rivière ; les Romains l’ont latinisé, selon leur usage, et en ont fait Sequana. A-t-elle été une divinité ? On pourrait le croire, puisque le Tibre fut un dieu. Ceux qui la possédaient et en avaient la navigation exclusive étaient de grands personnages, les plus riches et les plus considérables de la cité ; il y a longtemps que les nautes ont fait parler d’eux, et le plus ancien monument de Paris leur appartient. Lorsque dans l’année 1711 Louis XIV fit changer le maître-autel de Notre-Dame, dans les fouilles qu’on opéra au milieu du chœur de la vieille basilique, on rencontra les débris d’un autel élevé autrefois par nos pères ; sur une de ses faces, on lisait et on peut lire encore au musée de Cluny : TIB. CÆSARE AUG. JOVI OPTUMO MAXSUMO… M. NAUTÆ PARISIACI PUBLICE POSIERUNT ; sous Tibère César Auguste, à Jupiter très bon, très grand, les navigateurs parisiens publiquement consacrèrent.
Ces nautœ, désignés plus tard sous le nom de mercatores aquœ, furent la souche de notre administration municipale ; ils furent la hanse. Leur chef, d’abord prévôt de la marchandise d’eau, devient prévôt des marchands, puis maire de Paris et enfin préfet de la Seine. C’est à cette origine beaucoup plus qu’à la forme problématique de l’île de la Cité, qui jadis était composée de trois îles, qu’il faut attribuer les armes de Paris, le vaisseau et la devise : fluctuat nec mergitur.
C’est donc de la Seine qu’est née, la ville qui est encore plus la capitale du monde que celle de la France.
Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867