La Seine a connu toutes nos discordes civiles, et, si je puis dire, elle y a pris part. Les Normands l’ont envahie sur leurs barques d’osier recouvertes de peau ; elle a vu brûler les templiers sur l’îlot où s’élève aujourd’hui la place Dauphine ; elle a reçu le corps de Louis de Bourbon, l’amant d’Isabeau de Bavière : «laissez passer la justice du roi !» Elle s’est refermée sur les cadavres des d’Armagnacs, lors du grand massacre de 1418, que commandait Capeluche ; à la Saint-Barthélémy pendant que Charles IX
Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier
Giboyoit aux passans trop tardifs à noyer
elle a charrié dix-huit cents huguenots vers le quai des Bonshommes ; de nos jours, elle a porté jusqu’à la mer les livres, les manuscrits, les vêtemens sacerdotaux, les vases de l’archevêché, et pendant cette fratricide insurrection de juin elle a roulé le corps de plus d’un combattant.
Les inondations de la Seine ont été jadis fréquentes et souvent terribles. La plus considérable dont l’histoire ait gardé le souvenir est celle de 1176 ; elle emporta tout, les deux ponts qui la traversaient alors, les moulins, les barques, les berges, les piles de bois et les maisons ; elle noya les troupeaux qui paissaient dans les îles. La population consternée se tourna vers le ciel, et l’évêque de Paris, suivi de tout son clergé, de tous les moines, du roi Louis VII accompagné de sa cour, vint solennellement sur la grève étendre les mains au-dessus de la rivière rebelle et lui montrer un clou qui avait percé les mains du Christ ; puis il lui dit : «Que ce signe de la sainte passion fasse rentrer tes eaux dans leur lit et protège ce misérable peuple !» La crue s’arrêta, et la ville fut sauvée.
Plus récemment, en 1740, à Noël, Paris fut littéralement inondé. La place du Palais-Royal, la place Maubert, la place Vendôme, les Champs-Elysées, étaient sous l’eau. Des maisons furent renversées, une entre autres rue Saint-Dominique. Pour porter remède à tant de désastres, on découvrit la châsse de sainte Geneviève.
On a maintenant des moyens plus certains pour resserrer la Seine et l’empêcher de courir la prétantaine à travers Paris. Nos ingénieurs des ponts et chaussées n’emploient guère de reliques ; mais il faut croire que leurs procédés ne sont pas mauvais, car, malgré les déboisements imprudents qui ont dénudé les montagnes voisines de ses rives, la Seine est assez paisible maintenant et ne franchit plus le rempart de ses quais, ce qui ne l’empêche pas du reste d’être sévèrement surveillée : chaque jour, sa hauteur est relevée, enregistrée, et tous les mois le tableau de ses variations est envoyé à l’Académie des Sciences, à l’Observatoire, à la préfecture de police et à l’Hôtel-de-Ville.
Il y a deux étiages à Paris, celui du pont de la Tournelle et celui du Pont-Royal. Chacun sait qu’un étiage est le niveau de la rivière pris à ses plus basses eaux ; ce sont celles de 1719 qui ont servi de point de départ. Pour avoir la hauteur exacte de la rivière depuis le fond jusqu’à la superficie, il faut ajouter pour le pont de la Tournelle 0m,45 et 0m,85 pour le Pont-Royal ; le zéro de l’échelle du premier est donc marqué à 0m,45 au-dessus du sol même de la rivière ; le zéro de l’échelle du second à 0m,85. Ce calcul n’est pas d’une certitude absolument rigoureuse, car le lit de la Seine subit parfois des tassements et des ensablements qui peuvent modifier son niveau. Les eaux les plus basses qu’on y ait jamais observées se montrèrent le 29 septembre 1865 et laissèrent apercevoir le sol même de la rivière : «On sait à quel état les sécheresses de 1865 avaient réduit la Seine. La rivière avait pris l’aspect d’un véritable égout, dont les eaux bourbeuses excitaient une vive répugnance» (Robinet, Sur une application de l’hydrotimétrie). En effet, le 29 septembre, les observations portent que la Seine descendit à 1 mètre au-dessous de zéro de l’étiage du Pont-Royal ; il faut admettre dans ce cas que les fanges du lit de la rivière s’étaient affaissées de 20 centimètres au moins.
En 1866, précisément à la même date, les eaux, gagnant pour cette année-là leur maximum d’élévation, arrivèrent à 5m,50, et par extraordinaire c’est le 1er janvier que les eaux atteignirent leur niveau le plus faible, 0m,20 au-dessus de zéro. Ce fait, qui au premier abord nous paraît étrange, d’un abaissement anormal de la rivière pendant les mois rigoureux n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire, et a déjà été remarqué autrefois. En effet, je lis dans les mémoires de l’Estoile : «Le jeudi 3 janvier 1591, qui estoit le jour Sainte-Geneviève, la rivière de Seine, qui estoit si basse en ceste saison que l’on pouvoit quasi aller à pied sec du quai des Augustins en l’isle du Palais (ce qui n’avait été vu de mémoire d’homme), vint à croistre ce jour sans aucune cause apparente».
Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867