L’Éclairage à Paris - Le dernier vestige d’un âge oublié

Croirait-on qu’à l’heure qu’il est, avec des usines outillées de main de maître et produisant un volume de gaz presque illimité, on trouve encore dans Paris le vieux réverbère, le réverbère graisseux, n’éclairant pas, pendu comme un malfaiteur et représentant le dernier vestige d’un âge oublié ? Pourquoi ce fossile de l’éclairage n’a-t-il pas été rejoindre les coucous, les porte-falots et les chapeaux bolivar dont il fut le contemporain ? Que fait-il au-dessus de nos voies publiques ? il proteste en faveur d’un passé qui ne reviendra pas et qui n’a plus de raison d’être ; on peut s’étonner que le personnage important qui est chargé de la direction des travaux de Paris n’ait pas fait remplacer par des candélabres à gaz les 924 lanternes à l’huile dont nous étions encore sottement encombrés au 1er janvier 1873.

 

Nous ne profitons pas seulement de l’éclairage public, nous jouissons aussi pour une bonne part de l’éclairage des cafés et des magasins ; nos anciens boulevards, les passages, les galeries du Palais-Royal, quelques rues appartenant aux quartiers riches, reçoivent, jusqu’à dix ou onze heures du soir, plus de clarté des particuliers que de l’administration municipale. Certaines places sont encore fort obscures, et l’on ferait bien d’y multiplier les candélabres ; l’absence de boutiques semble les condamner à une ombre perpétuelle, et l’éloignement de toute maison contribue à y entretenir l’obscurité. En effet, la lumière qui pénètre nos rues est bien moins directe que l’on ne croit ; elle est surtout réfléchie. Le point éclairant des candélabres frappant sur les murailles planes et blanches de constructions voisines est renvoyé par celles-ci sous forme de nappes lumineuses qui diffusent la clarté et en augmentent singulièrement l’effet. Toute lumière, pour être convenablement employée à des services généraux et publics, doit pouvoir s’éparpiller, se fractionner à l’infini ; sans cela elle reste un foyer restreint, éclatant, mais impropre à satisfaire aux exigences d’une grande ville. Il en est ainsi de la lumière électrique : elle éblouit et n’éclaire pas ; dans bien des circonstances, elle peut être utilisée, mais on n’est pas encore parvenu à en faire un agent d’éclairage régulier.

 

Le gaz entre chaque jour de plus en plus dans nos habitudes domestiques ; avant cent ans, il n’y aura si petite mansarde qui n’ait son bec lumineux et son robinet d’eau. Ce sera là un grand progrès, mais on ne s’arrêtera pas là on reconnaîtra que c’est un mode de chauffage économique et plus préservateur d’incendie qu’aucun autre ; il remplacera les fourneaux insupportables de chaleur que Paris installe dans ses cuisines trop étroites. Sous ce rapport et depuis longtemps, les Anglais nous ont montré ce qu’il y avait à faire. Presque tous les marchands de Londres habitent la campagne ; ils arrivent à leur boutique le matin, et le soir s’en vont dîner chez eux. Ils ont tous dans leur arrière-magasin un petit appareil à trois compartiments : avec une allumette, il est en feu ; dix minutes après, la côtelette est cuite, et il y a de l’eau bouillante pour les œufs à la coque et pour le thé.

 

Nous n’en sommes pas encore là ; mais cela viendra, car les abonnements particuliers augmentent singulièrement ; ils étaient au 31 décembre 1872 de 94,774. Presque toutes les maisons neuves ont le gaz aujourd’hui ; s’il brûle dans les cours intérieures et dans l’escalier, il n’a pas encore droit de cité dans les appartements ; on l’admet dans l’antichambre, quelquefois même dans la salle à manger, mais on ne le reçoit pas dans le salon. Pourquoi ? Il fane les tentures. C’est le seul motif qu’on ait pu me donner, et il n’a aucune valeur : je connais un homme hardi qui n’est éclairé qu’au gaz, et ses rideaux ne s’en portent pas plus mal.

 

 

Maxime Du Camp, L’Éclairage à Paris, Revue des Deux Mondes, 1873

 

Cabaret du Père Lunette. 4, rue des Anglais, Paris Ve. Agence Rol, 1908

Cabaret du Père Lunette. 4, rue des Anglais, Paris Ve. Agence Rol, 1908

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