Le 23 février 1955 Paul Claudel quittait notre monde

« Seigneur, vous ne m’avez pas mis à part comme une fleur de serre,
Comme le moine noir sous la coule et le capuchon qui fleurit chaque matin tout en or pour la messe au soleil levant.
Mais vous m’avez planté au plus épais de la terre.
Comme le sec et tenace chiendent invincible qui traverse l’antique lœss et les couches de sable superposées.
Seigneur vous avez mis en moi un germe non pas de mort mais de lumière. »


(extrait du Magnificat, troisième ode)



Le 23 février 1955, mercredi des Cendres, Paul Claudel quittait notre monde. Pour ce lutteur de Dieu prenaient fin les angoisses, les violences, les révoltes et les interrogations. Le brillant diplomate qui avait parcouru le monde, le paysan, attaché à la glèbe du Tardenois, et le poète voyant, « faiseur de vie », se trouvaient réunis pour le dernier voyage.

Paul Claudel naquit le 6 août 1868, quatre ans après sa sœur Camille, à Villeneuve-sur-Fère, en Tardenois, aux confins de la Champagne. Le poète oubliera volontiers les origines vosgiennes de la branche paternelle, alors que sa verve souvent lyrique s’attardera sur ce pays austère et isolé du Tardenois, pays de sa mère. Dans le cimetière du village, situé à l’entrée de l’église, on peut encore voir les tombes de la famille. Ici reposent les parents du poète ainsi que Louis Nicolas Cerveaux, curé de la paroisse, qui bénit leur mariage et baptisa Paul, le dernier-né du couple. La vie est rude dans ce bourg et l’atmosphère souvent tendue au sein de la famille Claudel. Les querelles y sont fréquentes. Camille possède « une volonté terrible », la mère est dure et distante et le cadet impatient et rebelle : « A la maison, on se disputait tout le temps, ce qui a pu contribuer à me faire penser que la vie est un drame. »

1880 sera l’année de la première communion de Paul, « couronnement et terme de mes pratiques religieuses ». A dix-huit ans, le jeune homme échappe à ce qu’il appellera « le bagne matérialiste ». Le poète nous livrera les clefs de cette mutation : « La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d’un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. »


A Paris, notre « paysan » suit les cours de Louis-le-Grand puis de l’Ecole des sciences politiques. On le voit fréquenter les mardis de Mallarmé, rue de Rome. Il se rapproche des poètes symbolistes et écrit ses premières œuvres. Cependant, au cœur de cette ville hostile, il ne trouve ni équilibre ni harmonie. Claudel est en errance, en plein désarroi, et c’est le hasard qui lui révèlera le poète des Illuminations. L’année 1886 déterminera sa vie et son œuvre. Au mois de novembre, la lecture de Une saison en enfer l’ébranle et le laisse pantelant. Le soir de Noël de la même année, il se sent poussé à rejoindre la foule des croyants, à Notre-Dame, il ne sait pourquoi, se sentant bien loin de toute préoccupation religieuse. Il reste debout près du second pilier, à l’entrée du chœur, à droite. « En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude, ne laissant place à aucune espèce de doute, que depuis tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi ni à vrai dire la toucher.» Si l’illumination fut soudaine, l’acceptation fut lente, difficile et tortueuse.

L’imposante et sévère réalité

Pourquoi ce choc rimbaldien ? Sans doute parce qu’il avait besoin d’être propulsé, projeté sur le chemin de la mutation et du renouveau parce qu’il lui fallait accéder à une forme neuve, trouver un instrument approprié qui lui permettrait de rendre compte de cette force irrésistible, qu’il devait partager. En 1890, tout est en place. Claudel répond à l’appel, après une longue marche de quatre ans, solitaire et harassante, « crise aussi crucifiante qu’un grand amour » : il sera le « rassembleur de la terre et de Dieu ». Pour ce faire, il restera dans le monde, au plus près de ses frères, et cherchera son inspiration dans la musique de la phrase parlée. Le mot le fascine. Il lui suffit de savoir entendre, par exemple, « causer derrière un mur deux dames de la province ou de Paris… Quel dialogue entre ces voix ! Quelle originalité et quelle verdeur dans les attaques ! Quel tour nouveau ! Quelles coupes… Quelles élégantes ondulations de la phrase, ponctuée au mépris de la grammaire et que termine un cri de fauvette ! Ah ! Il n’y a plus besoin de mesurer et de compter, quel soulagement !... ».

Le verset, plus ample, plus informel, remplacera le vers. Le poète rencontrera la forme idéale, susceptible de répondre à la « poussée de l’âme » qui correspond à l’obligation de s’exprimer, le désir étant précédé par la voix qui ne viendra elle-même qu’après le souffle. Tout est alluvion pour nourrir cette attente. Les hésitations comme les craintes ou les doutes engendreront ce « cri obscur », justification essentielle.

Le domaine de Claudel, c’est notre monde concret, dans lequel nous sommes plantés, « Cette grande, sévère et imposante réalité ». Le poète regarde pour comprendre, comprend pour délivrer la création du message qu’elle porte. Le réel, dans ses allusions, ses ébauches, lui délivre les échos et les harmoniques porteurs de délivrance. Sa vocation est de coopérer à quelque chose d’immense et de sacré, en rendant compte de l’univers qu’il décrypte, achève et transcende. Pour que le bruit se fasse voix et la voix parole, il faut trouver le mot, l’image, la composition, la musique. Chaque élément doit être en conformité, l’écriture même a une valeur graphique, « la forme extérieure des lettres n’est pas étrangère à l’exposition d’une idée ». Le langage du poète devient alors moyen d’attaquer le monde, pour le forcer à livrer ce qu’il porte d’inexprimé.

Pour rester concret et précis, Claudel aura recours à l’image, empruntée à tous les domaines des sens. Sa langue fait parler l’univers, elle traduit l’intraduisible, véritable parabole en action. Le langage poétique permet de co-naître au monde et aux autres.

Cette écriture, vaste respiration de l’être à l’écoute du monde et porteuse de message, allait trouver son épanouissement sur une scène de théâtre, où la convention se mue en vérité. Le souffle, la présence du comédien par toutes les fibres de son corps participent à l’inspiration du poète comme un relais essentiel, d’âme à âme. Claudel a donné lui-même la structure d’ensemble de son œuvre dramatique : « Après la série de L’Arbre, j’ai vaguement l’intention de faire une nouvelle série de drames qui s’appellerait le Fruit et qui serait consacrée aux rapports de l’homme, de la femme et à la génération de l’enfant… Après le fruit, j’écrirai le Feu qui devrait, si Dieu le permet, être mon bûcher funèbre. »

Ainsi de sa première pièce, Tête d’or, écrite alors qu’il était encore étudiant, en 1890, au Soulier de satin, en 1924, sommet de l’œuvre qui ne sera joué qu’en 1943, Claudel, inlassablement, cherchera pour ses héros, malmenés par la vie et par leur passion, la voie du salut, de ce salut qui ne peut être envisagé que par le sacrifice. Le mal n’est pas un obstacle au salut, bien au contraire, « le mal comporte son bien qu’il ne faut pas laisser perdre ». Dans chaque drame se trouvera un personnage mauvais dont la méchanceté deviendra instrument de salut pour le héros.

Claudel, un homme affamé de la possession de Dieu, principe unique, sans lequel tout deviendrait incompréhensible et sans forme.

« Je chanterai le grand poème de l’homme soustrait au hasard !
Je le ferai avec un poème qui ne sera plus l’aventure d’Ulysse parmi les Lestrygons et les Cyclopes, mais la connaissance de la terre,
Le grand poème de l’homme enfin par-delà les causes secondes réconcilié aux forces éternelles,
La grande voie triomphale au travers de la terre réconciliée pour que l’homme soustrait au hasard s’y avance ! »


(extrait de la quatrième ode)


Hommage - Paul Claudel, poète cosmique par France Clément






photos : Library of Congress Prints and Photographs Division Washington





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A
Comme elle est belle la Vierge à midi !... et oui, quelle grâce, quelle vie et c'est vrai qu'à 3 ans on peut se souvenir d'une telle émotion familiale partagée !Bonne journée à tous,le temps s'adoucit, aurions-nous un Carême clément...
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P
je m'en rappelle j'avais 3 ans.
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N
Merci de cet article passionnant qui nous donne de comprendre combien l’errance de Paul Claudel fut crucifiante avant qu’il ne discerne son appel, sa vocation à vivre en plein monde pour le transcender par son sens du sacré, sa soif de Dieu et la virtuosité de son langage poétique. Quelle grâce, quelle vie !<br />  
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M
Dans mon livre de lecture, il y avait un texte de Paul Claudel que les professeurs évitaient soigneusement d'étudier avec nous, préférant, et de loin, étudier des ouvrages hors-programmes, tels que "L'Ecume des jours" ou "Zazie dans le métro".Alors du haut de mes 13 ou 14 ans j'avais entrepris de le lire moi-même, et je fus cruellement déçue.Avide de lecture que j'étais, j'ignorais qu'un texte requérrait parfois une mâturité que seule l'expérience peut conférer pour pouvoir être apprécié à sa juste valeur.Ce texte, le voici.Il s'agit deLa Vierge à midiIl est midi. Je vois l'église ouverte. Il faut entrer.Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.Je n'ai rien à offrir et rien à demander.Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir celaQue je suis votre fils et que vous êtes là.Rien que pour un moment pendant que tout s'arrête.Midi !Etre avec vous, Marie, en ce lieu où vous êtes.Ne rien dire, mais seulement chanterParce qu'on a le coeur trop plein,Comme le merle qui suit son idéeEn ces espèces de couplets soudains.Parce que vous êtes belle, parce que vous êtes immaculée,La femme dans la Grâce enfin restituée,La créature dans son honneur premierEt dans son épanouissement final,Telle qu'elle est sortie de Dieu au matinDe sa splendeur originale.Intacte ineffablement parce que vous êtesLa Mère de Jésus-Christ,Qui est la vérité entre vos bras, et la seule espéranceEt le seul fruit.Parce que vous êtes la femme,L'Eden de l'ancienne tendresse oubliée,Dont le regard trouve le coeur tout à coup et fait jaillirLes larmes accumulées,Parce qu'il est midi,Parce que nous sommes en ce jour d'aujourd'hui,Parce que vous êtes là pour toujours,Simplement parce que vous êtes Marie,Simplement parce que vous existez,Mère de Jésus-Christ, soyez remerciée !Midi : l'heure angélique, celle où résonne l'angelus dans tous les clochers, du moins les clochers "vivants".Et Paul Claudel : j'ignorais tout de ce que peut être une conversion.Peut-on comprendre ce texte sans savoir ce qu'est une conversion, ni ce qu'est l'Angelus ?Sincèrement, non.
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