Il nous a donné des paroles vivantes

Jésus-Christ, mon enfant, n'est pas venu pour nous dire des fariboles.
Tu comprends, il n'a pas fait le voyage de venir sur terre,
Un grand voyage, entre nous,
(Et il était si bien où il était).
(Avant de venir.
Il n'avait pas tous nos soucis).
II n'a pas fait le voyage de descendre sur terre
Pour venir nous conter des amusettes
Et des blagues.
On n'a pas le temps de s'amuser.
Il n'a pas mis, il n'a pas employé, il n'a pas dépensé
Les trente-trois ans de sa vie terrestre.
De sa vie charnelle,
Les trente ans de sa vie privée.
Les trois ans de sa vie publique.
Les trois jours de sa passion et de sa mort,
(Et dans les limbes les trois jours de son sépulcre).
Il n'a pas mis, il n'a pas employé, il n'a pas dépensé tout ça.
Ses trente ans de travail et ses trois ans de prédication et ses trois jours de passion et de mort.
Ses trente-trois ans de prière,
Son incarnation, qui est proprement son encharnement,
Sa mise en chair et en charnel, sa mise en homme et sa mise en croix et sa mise au tombeau.
Son encharnellement et son supplice,
Sa vie d'homme et sa vie d'ouvrier et sa vie de prêtre et sa vie de saint et sa vie de martyr,
Sa vie de fidèle.
Sa vie de Jésus,
Pour venir ensuite (en même temps) nous débiter des sornettes.

Il n'a pas mis, il n'a pas employé, il n'a pas dépensé tout ça,
Il n'a pas fait toute cette dépense
Considérable
Pour venir nous donner, pour nous donner ensuite
Des devinettes
A deviner
Comme un sorcier.
En faisant le malin.
Non, non, mon enfant, et Jésus non plus ne nous a point donné des paroles mortes
Que nous ayons à renfermer dans des petites boîtes
(Ou dans des grandes).
Et que nous ayons à conserver dans (de) l'huile rance
Comme les momies d'Egypte.
Jésus-Christ, mon enfant, ne nous a point donné des conserves de paroles
A garder.
Mais il nous a donné des paroles vivantes
A nourrir.
Ego sum via, Veritas et vita,
Je suis la voie, la vérité et la vie.

Les paroles de (la) vie, les paroles vivantes ne peuvent se conserver que vivantes,
Nourries vivantes.
Nourries, portées, chauffées, chaudes dans un cœur vivant.
Nullement conservées moisies dans des petites boîtes en bois ou en carton.
Comme Jésus a pris, a été forcé de prendre corps, de revêtir la chair
Pour prononcer ces paroles (charnelles) el pour les faire entendre,
Pour pouvoir les prononcer,
Ainsi nous, pareillement nous, à l'imitation de Jésus,
Ainsi nous, qui sommes chair, nous devons en profiter,
Profiter de ce que nous sommes charnels pour les conserver, pour les réchauffer, pour les nourrir en nous vivantes et charnelles,
(Voilà ce que les anges mêmes ne connaissent pas, mon enfant, voilà ce qu'ils n'ont point éprouvé).
Comme une mère charnelle nourrit, et fomente sur son cœur son dernier-né.
Son nourrisson charnel, sur son sein,
Bien posé dans le pli de son bras.
Ainsi, profitant de ce que nous sommes charnels,
Nous devons nourrir, nous avons à nourrir dans notre cœur,
De notre chair et de notre sang.
De notre cœur.
Les Paroles charnelles.
Les Paroles éternelles, temporellement, charnellement prononcées.
Miracle des miracles, mon enfant, mystère des mystères.
Parce que Jésus-Christ est devenu notre frère charnel
Parce qu'il a prononcé temporellement et charnellement les paroles éternelles.
In monte, sur la montagne.
C'est à nous, infirmes, qu'il a été donné.
C'est de nous qu'il dépend, infirmes et charnels.
De faire vivre et de nourrir et de garder vivantes dans le temps
Ces paroles prononcées vivantes dans le temps.
Mystère des mystères, ce privilège nous a été donné,
Ce privilège incroyable, exorbitant,
De conserver vivantes les paroles de vie.
De nourrir de notre sang, de notre chair, de notre cœur
Des paroles qui sans nous retomberaient décharnées.
D'assurer, (c'est incroyable), d'assurer aux paroles éternelles
En outre comme une deuxième éternité,
Une éternité temporelle et charnelle, une éternité de chair et de sang.
Une nourriture, une éternité de corps.
Une éternité terrienne.
Ainsi les paroles de Jésus, les paroles éternelles sont les nourrissonnes, les vivantes nourrissonnes de notre sang et de notre cœur
De nous qui vivons dans le temps.
Comme la dernière des paysannes, si la reine dans son palais ne peut pas nourrir le dauphin
Parce qu'elle manque de lait.
Alors la dernière paysamie de la dernière paroisse peut être appelée au palais,
Pourvu qu'elle soit une bonne nourrice.
Et elle peut être appelée à nourrir un fils de France,
Ainsi nous toutes enfants de toutes les paroisses
Nous sommes appelées à nourrir la parole du fils de Dieu.
O misère, ô malheur, c'est à nous qu'il revient.
C'est à nous qu'il appartient, c'est de nous qu'il dépend
De la faire entendre dans les siècles des siècles.
De la faire retentir.
O misère, ô bonheur, c'est de nous qu'il dépend,
Tremblement de bonheur,
Nous qui ne sommes rien, nous qui passons sur terre quelques années de rien,
Quelques pauvres années misérables,
(Nous âmes immortelles),
O danger, péril de mort, c'est nous qui sommes chargées.
Nous qui ne pouvons rien, qui ne sommes rien, qui ne sommes pas assurées du lendemain,
Ni du jour même, qui naissons et mourons comme des créatures d'un jour.
Qui passons comme des mercenaires,
C'est encore nous qui sommes chargés,
Nous qui le matin ne sommes pas sûres du soir,
Ni même du midi,
Et qui le soir ne sommes pas sûres du matin.
Du lendemain matin,
C'est insensé, c'est encore nous qui sommes chargées, c'est uniquement de nous qu'il dépend
D'assurer aux Paroles une deuxième éternité
Etemelle.
Une perpétuité singulière
C'est à nous qu'il appartient, c'est de nous qu'il dépend d'assurer aux paroles
Une perpétuité éternelle, une perpétuité charnelle,
Une perpétuité nourrie de viande, de graisse et de sang.
Nous qui ne sommes rien, qui ne durons pas,
Qui ne durons autant dire rien
(Sur terre)
C'est insensé, c'est encore nous qui sommes chargées de conserver et de nourrir éternelles
Sur terre
Les paroles dites, la parole de Dieu.

 

Charles Péguy
Le Porche du mystère de la deuxième vertu

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N
Dieu que c’est beau ! Et tout est beau, le style, le fond, la musicalité… je comprends enfin en le lisant de qui s’inspiraient certains artistes de ‘poésie action’ contemporaine que j’ai pu lire ou entendre. C’est vraiment de l’art !
Répondre
A
<br /> j'ai vraiment découvert Péguy grâce à Michael Lonsdale cette semaine puisque en sortant de Saint Sulpice j'ai été directement à Saint Germain des Prés où j'ai trouvé<br /> ce livre que je suis en train de lire et si j'ai mis cet extrait en regard de l'évangile du jour qu'il illustrait bien c'était aussi le passage que je venais juste de lire !<br /> <br /> <br />