Cette nuit fut la dernière

Le soleil penche vers l'horizon. Bientôt l'Eglise va reprendre ses chants, et commencer la Veille sacrée qui se poursuivra jusqu'au matin, dans toute la pompe et l'ampleur des plus augustes solennités. Par le cœur du moins, veillons avec elle.

 

Cette nuit fut la dernière où le chef que lui donna l'Epoux, remplit, dans les cachots de Néron, son ministère de prière et de souffrance ; elle le quittera d'autant moins, et s'emploiera plus que jamais à relever ses grandeurs. Lorsque de nouveau l'astre du jour, paraissant à l'orient, dardera ses feux sur les sept collines où la reine des nations s'est assise, l'heure du sacrifice aura sonné pour le Vicaire de l'Homme-Dieu. Préparons-nous à lui faire cortège, en repassant dans notre pensée les circonstances historiques de ce glorieux  dénouement et les faits qui l'amenèrent.

 

 Depuis l'atroce persécution de l'année 64, Rome était devenue pour Pierre un séjour plein de périls, et il se souvenait que son Maître, en l'établissant Pasteur des agneaux et des brebis, lui avait dit : "Tu me suivras". L'Apôtre attendait donc le jour où il mêlerait son sang à celui de tant de milliers de chrétiens dont il avait été l'initiateur et le père. Mais, avant de sortir de ce monde, Pierre devait avoir triomphé de Simon le Magicien, son ignoble antagoniste. L'hérésiarque ne s'était pas contenté de séduire les âmes par ses doctrines perverses ; il eût voulu imiter Pierre dans les prodiges que celui-ci opérait. Il annonça un jour qu'il volerait dans les airs. Le bruit de cette nouveauté se répandit dans Rome, et le peuple se félicitait de contempler cette ascension merveilleuse. Si l'on s'en rapporte à Dion Chrysostome, Néron aurait retenu quelque temps à sa cour le personnage qui s'était engagé à cette tentative aérienne. Il voulut même honorer de sa présence un si rare spectacle. On dressa la loge impériale sur la voie Sacrée, où la scène devait se passer. La déception fut cruelle pour l'imposteur. "A peine cet Icare se fut-il lancé, dit Suétone, qu'il alla tomber près de la loge de Néron qui fut inondé de son sang" (In Néron XII) . L'accord des plus graves écrivains de l'antiquité chrétienne est unanime pour attribuer à la prière de Pierre l'humiliation infligée au jongleur samaritain au sein même de Rome, où il avait osé se poser comme rival du Vicaire du Christ.

 

 Le déshonneur de l'hérésiarque, aussi bien que son sang, avait rejailli jusque sur l'empereur. La curiosité et la malveillance n'avaient qu'à s'unir, pour appeler sur la personne de Pierre une attention qui pouvait devenir funeste. Que l'on ajoute à cela le péril signalé par saint Paul, "le péril des faux frères" ; les froissements inévitables dans une société aussi nombreuse que l'était déjà celle des chrétiens ; la nécessité de mécontenter les âmes vulgaires, lorsqu'on ne doit consulter que les intérêts les plus élevés dans le choix toujours délicat des dépositaires d'une haute confiance : on s'expliquera alors ce que saint Clément, témoin du martyre des Apôtres, atteste dans sa lettre aux Corinthiens, que "les rivalités et les jalousies" eurent grande part au dénouement tragique des suspicions que l'autorité avait fini par concevoir au sujet de ce Juif.

 

 La piété filiale des chrétiens de Rome s'alarma, et ils supplièrent le vieillard de se soustraire au danger par une fuite momentanée. "Bien qu'il eût préféré souffrir, dit saint Ambroise Contra Auxent), Pierre s'acheminait sur la voie Appienne. Il était arrivé près de la porte Capène, lorsque tout à coup se présente à lui le Christ entrant lui-même dans la ville. "Seigneur, où allez-vous ?" s'écrie l'Apôtre. — "A Rome, répond le Christ, pour y être de nouveau crucifié". Le disciple comprit le Maître ; il revint sur ses pas, n'ayant plus qu'à attendre l'heure de son martyre. Cette scène tout évangélique exprimait la suite des desseins du Sauveur sur son disciple. Afin de fonder l'unité dans l'Eglise chrétienne, il avait étendu à ce disciple son nom prophétique de Pierre ; maintenant c'était jusqu'à sa croix dont il allait le faire participant. Rome allait avoir son Calvaire, comme Jérusalem qu'elle remplaçait.

 

 Dans la fuite du chef de l'Eglise, une bandelette qui liait une de ses jambes était tombée à terre, et elle fut ramassée avec respect par un disciple. On éleva sur place un monument dès les premiers siècles, pour en conserver la mémoire. C'est l'église des saints Nérée et Achillée, appelée dans l'antiquité Titulus fasciolœ, le Titre de la bandelette. Selon les desseins de la Providence, l'humble fasciola était destinée à rappeler la glorieuse et mémorable rencontre, où le Christ en personne s'était trouvé en face de son Apôtre aux portes de Rome, lui annonçant que la croix était proche.

 

 Pierre dès lors disposa toutes choses en vue de sa fin prochaine. Ce fut alors qu'il écrivit sa seconde Epître, qui est comme son testament et ses adieux à l'Eglise. Il y annonce que le terme de sa vie est arrivé, et compare son corps à un abri passager que l'on démonte, pour émigrer ailleurs. "Bientôt, dit-il, ma tente sera détendue, ainsi que me l'a signifié notre Seigneur Jésus-Christ lui-même". L'allusion à l'apparition sur la voie Appienne est ici évidente. Mais Pierre, avant de sortir de ce monde, avait encore à se préoccuper de la transmission de sa charge pastorale et à pourvoir au besoin de l'Eglise, qui bientôt allait être veuve de son chef. C'est dans cette intention qu'il ajoute : "J'aurai soin qu'après ma mort, vous soyez en mesure de vous rappeler mes enseignements."

 

 En quelles mains passeraient les clefs que Pierre avait reçues du Christ, en signe de son pouvoir sur le troupeau tout entier ? Linus était depuis plus de dix ans l'auxiliaire de l'Apôtre au sein de la chrétienté de Rome ; l'accroissement du peuple fidèle avait amené Pierre à lui donner un collègue dans la personne de Clétus ; ce n'était cependant ni sur l'un, ni sur l'autre, que devait s'arrêter le choix de l'Apôtre, en ce moment solennel, où il allait remplir l'engagement qu'il avait pris dans la lettre de ses adieux, de pourvoir à la continuation de son ministère. Clément, que la noblesse de son origine recommandait à la considération des Romains, en même temps que son zèle et sa doctrine lui méritaient l'estime des fidèles, fut celui sur lequel s'arrêta la pensée du prince des Apôtres. Dans les derniers jours qui lui restaient encore, Pierre lui imposa les mains, et l'ayant ainsi revêtu du caractère épiscopal, il l'intronisa dans sa propre Chaire, et déclara son intention de l'avoir pour successeur. Ces faits, rapportés dans le Liber pontificalis, sont confirmés par le témoignage de Tertullien et de saint Epiphane.

 

 Ainsi la qualité d'évêque de Rome entraînait celle de pasteur universel ; et Pierre devait laisser l'héritage des clefs divines à celui qui occuperait après lui le siège que lui-même occupait au moment de sa mort. Ainsi l'avait ordonné le Christ ; et l'inspiration céleste avait amené Pierre à choisir Rome pour sa dernière station, Rome préparée de longue main par la divine Providence à l'empire universel. De là advint qu'au moment où la suprématie de Pierre passa à l'un de ses disciples, aucun étonnement ne se manifesta dans l'Eglise. On savait que la Primauté devait être un héritage local, et on n'ignorait pas que la localité dont Pierre avait fait choix depuis longues années déjà, était Rome elle-même. Après la mort de Pierre, il ne vint en pensée à aucun chrétien de chercher le centre de l'Eglise soit à Jérusalem, soit à Alexandrie, soit à Antioche, soit ailleurs.

 

La chrétienté de Rome tenait compte à son chef du paternel dévouement dont il s'était montré prodigue envers elle. De là ces alarmes, auxquelles l'Apôtre consentit un jour à céder. Les Epîtres de Pierre, si affectueuses, rendent témoignage de la tendresse d'âme qu'il avait reçue à un si haut degré. Il y est constamment le Pasteur dévoué aux brebis, craignant par-dessus tout les airs de domination ; c'est le délégué qui sans cesse s'efface, pour ne laisser apercevoir que la grandeur et les droits de celui qu'il doit représenter. Cette ineffable modestie est encore accrue chez Pierre par le souvenir qu'il conserva toute sa vie, ainsi que le rapportent les anciens, de la faute qu'il avait commise et qu'il pleura jusque dans les derniers jours de sa vieillesse. Fidèle à cet amour supérieur dont son Maître divin avait exigé de sa part une triple affirmation, avant de lui remettre le soin de son troupeau, il supporta, sans fléchir, les immenses labeurs de sa charge de pêcheur d'hommes. Une circonstance de sa vie, qui se rapporte à la dernière période, révèle d'une manière touchante le dévouement qu'il gardait à celui qui avait daigné l'appeler à sa suite, et pardonner à sa faiblesse. Clément d'Alexandrie nous a conservé le trait suivant (Stromat. VII.).

 

 Avant d'être appelé à l'apostolat, Pierre avait vécu dans la vie conjugale. Dès lors sa femme ne fut plus pour lui qu'une sœur ; mais elle s'attacha à ses pas, et le suivit dans ses pérégrinations pour le servir (I Cor. IX.). Elle se trouvait à Rome, lorsque sévissait la persécution de Néron, et l'honneur du martyre la vint chercher. Pierre la vit marcher au triomphe, et à ce moment sa sollicitude pour elle se traduisit dans cette seule exclamation : "Oh ! souviens-toi du Seigneur". Ces deux Galiléens avaient vu le Seigneur, ils l'avaient reçu dans leur maison, ils l'avaient fait asseoir à leur table. Depuis, le divin Pasteur avait souffert la croix, il était ressuscité, il était monté aux cieux, laissant le soin de sa bergerie au pêcheur du lac de Génézareth. Qu'avait à faire à ce moment l'épouse de Pierre ? si ce n'est de repasser de tels souvenirs, et de s'élancer vers celui qu'elle avait connu sous les traits de l'humanité, et qui s'apprêtait à couronner sa vie obscure d'une gloire immortelle.

 

 Le moment d'entrer dans cette gloire était enfin arrivé pour Pierre lui-même. "Lorsque tu seras devenu vieux, lui avait dit mystérieusement son Maître, tu étendras les mains : un autre alors te ceindra, et te conduira là où tu ne veux pas". Pierre devait donc atteindre un âge avancé ; comme son Maître, il étendrait les bras sur une croix ; il connaîtrait la captivité et le poids des chaînes dont une main étrangère le garrotterait ; il subirait violemment cette mort que la nature repousse, et boirait ce calice dont son Maître lui-même avait demandé d'être délivré. Mais, comme son Maître aussi, il se relèverait, fort du secours divin, et marcherait avec ardeur vers la croix. L'oracle allait s'accomplir à la lettre.

 

 Au jour marqué par les desseins de Dieu, la puissance païenne donna l'ordre de mettre la main sur l'Apôtre. Les détails nous manquent quant  aux procédures judiciaires qui suivirent son arrestation, mais la tradition de l'Eglise romaine est qu'il fut enfermé dans la prison Mamertine. On a donné ce nom au cachot que fit construire Ancus Martius au pied du mont Capitolin, et qui fut ensuite complété par Servius Tullius, d'où lui est venu le nom de Carcer Tullianus. Deux escaliers extérieurs, appelés les Gémonies, conduisaient à cet affreux réduit. Un cachot supérieur donnait entrée à celui qui devait recevoir le prisonnier, et ne le rendre que mort, à moins qu'on ne le destinât à un supplice public. Pour l'introduire dans ce terrible séjour, il fallait le descendre, à l'aide de cordes, par une ouverture pratiquée dans la voûte, et qui servait aussi à le remonter, quel que fût son sort. La voûte étant assez élevée et les ténèbres complètes dans le cachot, la garde d'un prisonnier, chargé d'ailleurs de lourdes chaînes, était facile.

 

 Ce fut le 29 juin de l'année 67, que Pierre fut tiré de son cachot pour être conduit à la mort. Selon la loi romaine, il subit d'abord la flagellation, qui était le prélude du supplice des condamnés à la peine capitale. Une escorte de soldats conduisit l'Apôtre au lieu de son martyre, en dehors des murs de la ville, comme le voulait aussi la loi romaine. Pierre, marchant au supplice, était suivi d'un grand nombre de fidèles que l'affection enchaînait à ses pas, et qui bravaient ainsi tous les périls.

 

 Au delà du Tibre, en face du Champ de Mars, s'étendait une vaste plaine à laquelle conduisait le pont appelé Triomphal. Ce pont mettait en communication avec la ville les deux voies Triomphale et Cornélia, qui toutes deux se dirigeaient vers le nord. A partir du fleuve, la  plaine était bornée à gauche par le Janicule, au fond par les monts Vaticans, dont la chaîne se continuait à droite en amphithéâtre. Près de la rive du Tibre, le terrain était occupé par d'immenses jardins, ceux-là mêmes dont Néron avait fait, trois années auparavant, dans ces mêmes jours, le principal théâtre de l'immolation des chrétiens. A l'ouest de la plaine Vaticane, et au delà des jardins de Néron, était un cirque de vaste étendue, que l'on désigne ordinairement sous le nom de ce prince, bien qu'il ait dû sa première origine à Caligula, qui fit apporter d'Egypte l'obélisque destiné à marquer le point central du monument. En dehors du cirque, vers son extrémité, s'élevait un temple d'Apollon, divinité protectrice des jeux publics. A l'autre extrémité commençait la déclivité des monts Vaticans, et vers le milieu, en face de l'obélisque, était planté un térébinthe connu du peuple. L'emplacement désigné pour le supplice de Pierre était près de ce térébinthe. C'était là également que sa tombe était préparée. Nul endroit de Rome ne convenait mieux à une fin si auguste. De tout temps quelque chose de mystérieux avait plané sur le Vatican. Les Romains y considéraient avec respect un vieux chêne, que d'antiques traditions disaient antérieur à la fondation de Rome. On parlait d'oracles qui s'étaient fait entendre en ces lieux. Et quel emplacement convenait mieux pour son repos à ce vieillard qui était venu conquérir Rome, qu'un hypogée sous ce sol vénéré, ouvrant sur la voie Triomphale et s'étendant jusqu'à la voie Cornélia, unissant ainsi les souvenirs de Rome victorieuse et le nom des Cornelii devenu inséparable de celui de Pierre ?

 

 La prise de possession de ces lieux par le Vicaire de l'Homme-Dieu avait une souveraine grandeur.

 

L'Apôtre était arrivé près de l'instrument de son supplice. Ce fut alors qu'il pria les bourreaux de l'y établir la tête en bas, et non à la manière ordinaire, afin, dit-il, que l'on ne vît pas le serviteur dans la même attitude qui avait convenu au Maître. La demande fut accordée, et la tradition chrétienne tout entière rend témoignage de ce fait qui atteste, à la suite de tant d'autres, la profonde modestie d'un si grand Apôtre. Pierre, les bras étendus sur le bois du sacrifice, pria pour la ville et pour le monde, tandis que son sang s'épanchait sur le sol romain dont il achevait la conquête.

 

A ce moment, Rome était devenue pour jamais la nouvelle Jérusalem.

 

 Après que l'Apôtre eut parcouru en entier le cycle de ses souffrances, il expira ; mais il devait revivre dans chacun de ses successeurs jusqu'à la fin des siècles.

 

 

DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique

 

Domine quo vadis ?

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