Nous avons vu comment l'Ascension de notre Emmanuel lui a assuré ici-bas un premier triomphe par la foi, qui lui donne l'empire sur les intelligences. Une seconde victoire ressort du même mystère : c'est la victoire de l'amour qui fait régner Jésus sur les cœurs. Depuis dix-huit siècles, en qui les hommes ont-ils cru fermement, universellement, si ce n'est en lui ? Quel autre point de ralliement ont eu les intelligences , si ce n'est dans les dogmes de la foi ? Quelles ténèbres ce divin flambeau n'a-t-il pas éclairées ? Quelles clartés n'a-t-il pas projetées sur les peuples qui ont accueilli sa lumière ? En quelles ombres n'a-t-il pas laissé ceux qui, après l'avoir accueilli, ont fermé plus tard leurs yeux à ses rayons ?
De même on peut bien le dire, depuis l'Ascension de notre Rédempteur nul n'a été aimé des hommes de tous les lieux et de toutes les races comme il l'a été, comme il l'est encore, comme il le sera jusqu'à la fin. Or, il fallait qu'il se retirât pour être ainsi aimé, comme il le fallait pour que nous crussions en lui. "Il vous est avantageux que je m'en aille" ; ces mêmes paroles nous serviront encore aujourd'hui à mieux pénétrer le mystère. Avant l'Ascension, les disciples étaient aussi chancelants dans leur amour que dans leur foi ; Jésus ne pouvait compter sur eux ; mais à peine a-t-il disparu à leurs regards, qu'un élan inconnu s'empare de leurs cœurs. Au lieu de plaindre leur abandon, ils rentrent pleins de joie dans Jérusalem. Heureux du triomphe de leur Maître, oublieux d'eux-mêmes, ils s'empressent de lui obéir en se rendant au Cénacle, où la Vertu d'en haut doit venir les visiter. Etudiez ces hommes dans les années qui vont suivre, parcourez leur carrière jusqu'à la mort ; comptez, si vous pouvez, les actes de leur dévouement dans l'immense labeur de la prédication de l'Evangile, et dites si un autre mobile que l'amour de leur Maître les a soutenus et rendus capables de tout ce qu'ils ont fait. Avec quel empressement ils ont bu son calice ! Avec quel transport ils ont salué sa croix, lorsqu'ils l'ont vue dressée pour eux-mêmes !
Mais ne nous arrêtons pas à ces premiers témoins ; ils avaient vu le Christ, ils l'avaient entendu, ils l'avaient touché de leurs mains. Tournons nos regards sur les générations qui ne l'ont connu que par la foi, et voyons si cet amour qui triomphe dans les Apôtres, a fait défaut chez les chrétiens un seul jour dans le cours de dix-huit siècles. C'est d'abord la lutte du martyre qui n'a jamais totalement cessé depuis la promulgation de l'Evangile, et qui occupe trois cents ans pour le début. Par quel motif tant de millions de héros et d'héroïnes ont-ils couru au-devant des tortures les plus affreuses, bravé en souriant la flamme des bûchers, la dent des bêtes féroces, si ce n'est pour prouver au Christ leur amour ? Rappelons-nous ces terribles épreuves qu'ont acceptées avec tant d'empressement non seulement des hommes aguerris à la souffrance, mais des femmes délicates, de jeunes vierges et jusqu'à des enfants. Remettons-nous en mémoire tant de sublimes paroles, noble élan du cœur qui aspire à rendre au Christ mort pour mort, et n'oublions pas que les martyrs de nos jours, en Chine, au Tongking, dans la Cochinchine, dans la Corée, ont reproduit textuellement, sans s'en douter, en présence de leurs juges et de leurs bourreaux, le langage que tenaient leurs prédécesseurs devant les proconsuls du IIIe et du IVe siècle.
Oui, certes, il est aimé comme nul ne le sera jamais, ni ne le pourrait être, notre divin Roi qui s'est enfui aux cieux ; car depuis son départ, on ne saurait compter les millions d'âmes qui, pour s'unir à lui uniquement, ont foulé aux pieds les séductions de l'amour terrestre, et n'ont voulu connaître d'autre amour que le sien. Tous les siècles, même le nôtre dans sa triste défaillance, les ont vus, et Dieu seul en connaît le nombre.
Il a été aimé sur cette terre, notre Emmanuel, et il le sera jusqu'au dernier jour du monde, ainsi qu'en fait foi, dans toute la suite des temps, le généreux abandon des biens terrestres, dans le but de conquérir la ressemblance avec l'enfant de Bethléhem ; abandon pratiqué si souvent par les personnes les plus opulentes du siècle ! Que serait-ce s'il nous fallait signaler tant de sacrifices de la volonté propre obtenus de l'orgueil humain, afin de réaliser dans l'humanité le mystère de l'obéissance de l'Homme-Dieu sur la terre, et les innombrables traits d'héroïsme offerts par la pénitence chrétienne, qui continue et complète ici-bas avec tant de générosité les satisfactions que l'amour du Rédempteur pour les hommes lui fit accepter dans sa douloureuse Passion ?
Mais cette inextinguible ardeur pour Jésus envolé au ciel, ne s'est pas trouvée satisfaite encore de tant de dévouements. Jésus avait dit : "Tout ce que vous ferez en faveur du moindre de vos frères, c'est à moi que vous l'aurez fait" ; l'amour pour le Christ s'est emparé de cette parole, et depuis le commencement jusqu'aujourd'hui, il s'est livré à un autre genre de recherche pour atteindre, à travers le pauvre, jusqu'à Jésus qui réside en lui. Et comme la première de toutes les misères de l'homme est l'ignorance des vérités divines, sans lesquelles il ne peut être sauvé, chaque époque a fourni une succession d'apôtres qui, renonçant aux liens les plus doux de la patrie et de la famille, s'élancent au secours des peuples assis dans l'ombre de la mort. Qui pourrait dire les fatigues qu'ils assument dans un tel labeur, les tourments qu'ils bravent, afin que le nom de Jésus soit annoncé, qu'il soit aimé d'un sauvage, glorifié par un Chinois ou par un Indou?
S'agit-il de consoler les douleurs du Christ ou de panser ses plaies dans ses frères les plus disgraciés ? n'allez pas croire que l'amour qui réside dans les fidèles de son Eglise fasse jamais défaut. Comptez plutôt les membres de ces associations charitables qui se sont vouées au soulagement des pauvres et des malades, depuis qu'il a été possible aux chrétiens de développer au grand jour leurs plans pour l'exercice de la charité. Voyez le sexe le plus faible, décimé chaque année par les plus nobles vocations, payer avec un empressement héroïque son tribut au chevet des infirmes et des mourants. Le monde lui-même s'en émeut, les économistes s'étonnent d'être obligés de compter avec un élément indispensable aux sociétés, et qui échappe à toutes leurs spéculations. Heureux s'ils en venaient jusqu'à reconnaître celui dont l'amour seul opère toutes ces merveilles !
Mais ce que l'œil de l'homme peut atteindre n'est rien : il ne saisit que ce qui paraît à l'extérieur. Nul ne saurait donc apprécier à quel point Jésus a été aimé et l'est encore sur la terre. Qu'on se retrace les millions de chrétiens qui ont passé ici-bas depuis l'origine de l'Eglise. Parmi eux, sans doute, il en est beaucoup qui ont eu le malheur de manquer leur fin ; mais quelle multitude innombrable a aimé le Seigneur Christ de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces ! Les uns l'ont aimé constamment, d'autres ont eu besoin d'être rappelés par sa miséricorde, mais ils se sont endormis dans son baiser. Comptez, si vous pouvez, les actes vertueux, les sacrifices sublimes, en dix-huit siècles, au sein de cet immense peuple chrétien que nous verrons se dérouler tout entier au dernier jour du monde, dans la vallée de Josaphat ! La mémoire de Dieu peut seule en embrasser le souvenir. Or, tout cet ensemble d'œuvres, de sentiments, depuis l'élan séraphique de L'âme déjà divinisée, jusqu'au verre d'eau donné au nom du Rédempteur, qu'est-ce autre chose qu'un incessant concert d'amour qui monte nuit et jour vers le Christ, vers ce divin absent que la terre ne peut oublier ? Où est-il l'homme d'entre nous, si chère que soit sa mémoire, pour lequel on se dévouera encore, pour lequel on mourra encore, pour l'amour duquel on se renoncera soi-même, un siècle, dix siècles, vingt siècles après sa mort ? où trouvera-t-on cet homme mort dont le nom fera battre le cœur à tant de millions d'hommes de toute génération, de toute race, de tout siècle, si ce n'est Jésus, qui est mort, qui est ressuscité, qui est monté aux cieux ?
Mais, nous le reconnaissons humblement, ô notre Emmanuel, il était nécessaire que vous disparussiez du milieu de nous, afin que la foi, prenant son essor, allât vous chercher jusqu'aux cieux, désormais votre séjour, et que nos cœurs, ainsi éclairés, fussent rendus capables de vous aimer. Jouissez de votre Ascension, ô divin Chef des Anges et des hommes ! dans notre exil, nous goûterons les fruits de ce sublime mystère, jusqu'à ce qu'il s'opère en nous.
Eclairez les pauvres aveugles que l'orgueil empêche de vous reconnaître à des traits si frappants. Ils vous discutent, ils vous jugent, sans s'être rendu compte de ce témoignage de la foi et de l'amour de tant de générations. L'hommage que vous offre l'humanité représentée par les premières nations de la terre, par les cœurs les plus vertueux, par tant d'hommes de génie, est pour eux comme non avenu. Que sont-ils pour s'opposer à un tel concert ? Sauvez-les, Seigneur, de leur vain et périlleux orgueil, et ils reviendront, et avec nous ils diront : "Il était véritablement avantageux pour ce monde qu'il perdit votre présence sensible, ô Emmanuel ! car si votre grandeur, votre puissance et votre divinité ont paru et ont été reconnues, c'est depuis que vous avez cessé d'être visible parmi nous.
Gloire soit donc au mystère de votre Ascension, par lequel en montant aux cieux, comme dit le Psalmiste, "vous recevez les plus hauts dons pour les répandre en largesses sur les hommes".
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique