Le Mariage est grand aux yeux de Dieu lui-même. Il l'établit dans le Paradis terrestre en faveur de nos premiers parents encore innocents, et il en détermina dès ce jour les conditions, déclarant que l'unité serait sa base, que la femme n'appartiendrait qu'à un seul homme, et l'homme qu'à une seule femme ; mais il ne manifesta pas dès lors le type glorieux que cette noble unité devait reproduire. Ayant résolu de faire sortir d'une même souche, par génération successive, tous les membres de la famille humaine, à la différence des Anges qui. n'ont pas procédé les uns des autres, mais ont été créés simultanément, le Créateur a compté sur le Mariage pour l'accomplissement de ses desseins.
Les élus dont il veut former sa cour dans les cieux, qui doivent renforcer les rangs des Esprits bienheureux décimés par la défection des anges déchus, c'est par le Mariage qu'il les obtiendra. Aussi le bénit-il, aux premiers jours du monde, d'une bénédiction permanente qui, comme nous l'enseigne l'Eglise dans la sainte Liturgie, "n'a été enlevée ni par la sentence que le Seigneur prononça à l'origine contre l'homme pécheur, ni par les eaux vengeresses du déluge". Mais avant même que ce second châtiment tombât sur notre race coupable, dans le cours de cette première période où "toute chair avait corrompu sa voie", le Mariage déchut de l'élévation où le Créateur l'avait placé. Détourné de sa noble fin, abaissé au niveau d'une vulgaire satisfaction pour les sens, il perdit l'unité sacrée qui faisait sa gloire. La polygamie d'une part, le divorce de l'autre, vinrent lui enlever son caractère primitif : de là l'anéantissement de la famille honteusement sacrifiée au plaisir, de là aussi la dégradation du rôle de la femme, réduite à n'être plus qu'un objet de convoitise. La grande leçon du déluge n'arrêta pas cette décadence chez les petits-fils de Noé ; elle ne tarda pas à reprendre son cours, et la loi de Moïse n'eut pas en elle-même l'énergie nécessaire pour faire remonter le Mariage à la dignité de son institution première.
Il fallait pour cela que le divin auteur de l'alliance conjugale descendît sur la terre. Lorsque les misères de l'humanité furent arrivées à leur comble, il parut au milieu des hommes, ayant pris en lui-même leur nature, et il déclara qu'il était l'Epoux, celui que les Prophètes et le divin Cantique avaient annoncé comme devant un jour prendre une Epouse parmi les mortels. Cette Epouse qu'il s'est choisie, c'est la sainte Eglise, c'est-à-dire l'humanité purifiée par le Baptême et ornée des dons surnaturels. Il l'a dotée de son sang et de ses mérites, et il se l'est unie pour l'éternité. Cette Epouse est unique ; dans son amour, il l'appelle de ce nom : "mon unique". Et elle ne saurait non plus avoir d'autre Epoux que lui. Ainsi est révélé le type divin de l'alliance conjugale qui, comme nous l'enseigne l'Apôtre, puise son mystère et sa grandeur dans l'union du Christ avec son Eglise. La fin de ces deux alliances est commune, et elles s'enchaînent l'une à l'autre. Jésus aime son Eglise d'un amour d'Epoux ; mais son Eglise procède du mariage humain qui lui donne ses fils, et la renouvelle sans cesse sur la terre. Jésus devait donc relever le Mariage, le ramener à ses conditions primitives, l'honorer comme le puissant auxiliaire de ses desseins.
Lorsqu'il veut inaugurer son ministère par le premier de ses miracles, il choisit la salle nuptiale de Cana. En acceptant l'invitation de paraître à des noces auxquelles déjà sa Mère avait été conviée, on sent qu'il vient relever par sa divine présence la dignité du contrat sacré qui doit unir les deux époux, et que l'antique bénédiction du Paradis terrestre se renouvelle en leur faveur. Maintenant qu'il a commencé à se manifester comme le Fils de Dieu auquel la nature obéit, il va ouvrir sa prédication. Ses enseignements qui ont pour but de ramener l'homme aux fins de sa création, s'appliqueront souvent et expressément à la réhabilitation du Mariage. Il proclamera le principe de l'unité, en faisant appel à l'institution divine. Il répétera avec autorité la parole du commencement : "Qu'ils soient deux dans une même chair" ; deux et non trois, et non dix. Proclamant l'indissolubilité du lien sacré, il déclarera que l'infidélité de l'un des époux outrage ce lien, mais qu'elle ne saurait le rompre ; car, dit-il, "l'homme ne saurait séparer ce que Dieu même a uni". Ainsi est rétablie la famille dans ses véritables conditions ; ainsi est abrogée la liberté dégradante de la polygamie et du divorce, monuments de la dureté du cœur de l'homme qui n'avait pas vu encore son Rédempteur. Ainsi fleurira l'alliance de l'homme et de la femme, alliance où tout attire, où rien ne repousse la grâce d'en haut, alliance féconde à la fois pour l'Eglise de la terre et pour celle du ciel.
Cependant, la munificence de notre divin Ressuscité à l'égard du Mariage ne se borne pas à en renouveler l'essence altérée par la faiblesse de l'homme. Il veut faire bien plus encore. Ce contrat solennel et irrévocable par lequel l'homme prend la femme pour épouse, et la femme prend l'homme pour époux, il l'élève pour jamais à la dignité d'un Sacrement. Au moment où deux chrétiens contractent cette alliance qui les lie pour jamais, une grâce sacramentelle descend en eux, et vient serrer le nœud de leur union qui passe à l'instant même au rang des choses sacrées. A la vue de cette merveille, l'Apôtre s'écrie : "Qu'il est grand ce mystère dans lequel apparaît l'union même du Christ et de l'Eglise !" Les deux alliances se réunissent en effet ; le Christ et son Eglise, l'homme et la femme n'ont qu'un même but : la production des élus ; c'est pour cela que le même Esprit divin les scelle l'une et l'autre.
Mais la grâce du septième Sacrement ne vient pas seulement serrer le lien qui unit pour jamais les époux ; elle leur apporte en même temps tous les secours dont ils ont besoin pour remplir leur sublime mission. Elle verse d'abord dans leurs cœurs un amour mutuel "fort comme la mort, et que le torrent des eaux glacées de l'égoïsme n'éteindra jamais", s'ils persévèrent dans les sentiments du christianisme ; un amour mêlé de respect et de pureté, capable de commander, s'il le faut, à l'entraînement des sens ; un amour que les années n'affaiblissent pas, mais épurent et développent ; un amour calme comme celui du ciel, et qui dans sa mâle tranquillité s'alimente souvent et comme sans effort des plus généreux sacrifices. La grâce sacramentelle adapte en même temps les époux au grand ministère de l'éducation des enfants que le ciel leur prépare. Elle leur apporte un dévouement sans limites à ces fruits bénis de leur union, une patience toute de tendresse pour attendre et faciliter leur croissance dans le bien, un discernement qu'inspire la foi seule pour apprécier ce qui convient à leur âge et aux tendances qui se révèlent en eux ; le sentiment constant de la destinée immortelle de ces êtres chéris dont Dieu veut faire ses élus ; enfin la conviction intime qu'ils lui appartiennent avant d'appartenir aux parents dont il s'est servi pour leur donner la vie.
Telle est la transformation opérée par la grâce du Sacrement de Mariage dans l'état conjugal ; telle est la révolution que la loi chrétienne fit éclater au sein du monde païen, chez lequel un brutal égoïsme avait étouffé le sentiment de la dignité humaine. Le Christianisme venait révéler, après tant de siècles de dégradation, la vraie notion du Mariage : l'amour dans le sacrifice, et le sacrifice dans l'amour. Il ne fallait pas moins qu'un Sacrement pour porter et maintenir l'homme à cette hauteur. Deux siècles ne s'étaient pas encore écoulés depuis la promulgation de l'Evangile, le droit païen était encore debout, plus impérieux que jamais, et déjà un chrétien traçait ainsi le tableau de la régénération du Mariage, au sein de cette société nouvelle que les édits impériaux proscrivaient, comme si elle eût été le fléau de l'humanité.
" Où trouver, disait-il, des paroles pour décrire la félicité d'un mariage dont l'Eglise forme le nœud, que l'oblation divine vient confirmer, auquel la bénédiction met le sceau, que les Anges proclament, et que le Père céleste ratifie ? Quel joug que celui sous lequel se courbent deux fidèles unis dans une même espérance, sous la même loi et sous la même dépendance ! Tous deux sont frères, tous deux servent le même maître ; tous deux ne sont qu'un dans une même chair, qu'un dans un même esprit. Ensemble ils prient, ensemble ils se prosternent, ensemble ils jeûnent ; l'un l'autre ils s'instruisent, ils s'exhortent, ils se soutiennent. De compagnie on les voit à l'église, de compagnie au banquet divin ; ils partagent également les épreuves, les persécutions et les joies. Nuls secrets à se dérober, jamais d'isolement, jamais de dégoût. Ils n'ont pas à se cacher l'un de l'autre pour visiter les malades, pour assister les indigents ; leurs aumônes sont sans discussion, leurs sacrifices sans froissement, leurs pratiques pieuses sans entraves. Chez eux pas de signes de croix furtifs, pas de timidité dans leurs pieux transports, pas de muettes actions de grâces. Ils chantent à l'envi les Psaumes et les Cantiques, et, s'ils sont rivaux en quelque chose, c'est à qui chantera le mieux les louanges de son Dieu. Voilà les alliances qui réjouissent les yeux et les oreilles du Christ, celles auxquelles il envoie sa paix. Il a dit qu'il se trouverait où deux sont réunis ; il est donc là, et l'ennemi de l'homme en est absent." (TERTULLIEN Ad uxorem, Lib. II, cap. IX.)
Quel langage ! quel tableau ! comme l'on sent que le divin Sacrement a influé sur les relations de l'homme et de la femme, pour les avoir harmonisées déjà sur un tel plan ! Voilà le secret de la régénération du monde : la famille chrétienne était descendue du ciel, et elle s'implanta sur la terre. De longs siècles se passèrent durant lesquels, en dépit de la faiblesse humaine, ce type fut l'idéal admis universellement et dans la conscience et dans les institutions légales. Depuis, l'élément païen, que l'on peut comprimer, mais qui ne meurt jamais, a fait effort pour reprendre le terrain qu'il avait perdu, et il est arrivé à fausser de nouveau, chez la plupart des nations chrétiennes, la théorie du Mariage. La foi nous enseigne que ce contrat, devenu Sacrement, est du domaine de l'Eglise quant au lien qui le constitue ; l'Eglise se l'est vu arracher au nom de l'Etat, aux yeux duquel la loi de l'Eglise n'est plus qu'un joug suranné dont la liberté moderne a affranchi l'humanité. Il est vrai que tout aussitôt la légitimité du divorce a fait irruption dans les codes, et que la famille est redescendue au niveau païen. La leçon n'a cependant pas été comprise. Le sens moral, préservé encore chez le grand nombre par l'influence séculaire du Mariage chrétien, a pu faire reculer de quelques pas sur ce terrain périlleux ; mais l'inflexible logique ne saurait abdiquer des conséquences dont les prémisses ont été posées : parmi nous aujourd'hui, tel mariage est un lien éternel et sacramentel aux yeux de l'Eglise ; ce même mariage aux yeux de l'Etat n'existe pas même ; tel autre a valeur devant la loi civile, et l'Eglise le déclare nul devant la conscience du chrétien. La rupture est donc consommée.
Mais ce que le Christ a établi dans sa toute-puissance ne saurait périr : ses institutions sont immortelles. Que les chrétiens ne s'émeuvent donc pas ; qu'ils persévèrent à recevoir de l'Eglise leur mère la doctrine des divins Sacrements, et que le saint Mariage continue à maintenir chez eux, avec les traditions de Ja famille établie de Dieu, le sentiment de la dignité de l'homme membre du Christ et citoyen du ciel. Ainsi ils sauveront la société peut-être ; mais à coup sûr ils sauveront leurs âmes, et prépareront le salut de leurs enfants.
En terminant cette semaine, et en méditant les grandeurs du divin Sacrement du Mariage, nous avons rencontré votre souvenir, ô Marie ! Le festin nuptial de Cana, où votre présence sanctifia l'union de deux époux, est l'un des grands faits du saint Evangile. Pourquoi donc, ô vous qui êtes le type inaltérable de la virginité, qui eussiez renoncé aux honneurs de Mère de Dieu plutôt que de sacrifier cette noble auréole, paraissez-vous en cette rencontre, sinon afin que les époux chrétiens aient toujours présente la supériorité de la continence parfaite sur le mariage, et que l'hommage qu'ils aiment à rendre à celle-ci assure pour jamais à leurs pensées et à leurs désirs cette chaste réserve qui fait la dignité et maintient la vraie félicité du mariage ? C'est donc à vous, ô Vierge sans tache, qu'il appartient de bénir et d'honorer cette alliance si pure et si élevée dans ses fins. Daignez en ces jours la protéger plus que jamais, en ces jours où les lois humaines l'altèrent et la dénaturent de plus en plus, en même temps que le débordement du sensualisme menace d'éteindre chez un si grand nombre de chrétiens jusqu'au sentiment du bien et du mal.
Soyez propice, ô Marie, à ceux qui ne veulent s'unir que sous vos regards maternels. Ils sont l'héritage de votre fils, le sel de la terre qui l'empêchera de se corrompre tout entière, l'espérance d'un avenir meilleur. Ô Vierge ! ils sont à vous ; gardez-les, et augmentez leur nombre, afin que le monde ne périsse pas sans retour.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique