L'Écho de Paris, 26 décembre 1914
Un témoin raconte la mort héroïque de Charles
Péguy
par Maurice Barrès de l'Académie française
J'ai reçu une lettre datée du 12 décembre et qui m'a été écrite par un soldat du 276e Régiment d'Infanterie. Ce brave me dit : J'ai eu l'honneur de combattre aux côtés et sous les ordres de Charles Péguy, dont vous avez glorifié la belle mort au champ d'honneur. Il fut tué le 5 septembre, à Villeroy, à côté de moi, alors que nous montions à l'assaut des positions allemandes.
Voici le document. Il ne pourra plus être détaché de l'œuvre que nous maintiendrons ; il en forme le complément et il l'illumine toute :
La 55e division de l'armée de Paris, dont mon régiment, faisait partie, se trouvait le 5 septembre au matin à la gauche de l'armée qui venait de recevoir enfin l'ordre général d'offensive se faire tuer plutôt que reculer ! En face de nous, sur les collines boisées qui s'étendent de Dammartin à Meaux, les boches de von Kluck qui nous suivaient pas à pas dans notre terrible retraite, depuis Roye, étaient à l'affût, invisibles, terrés dans leurs tranchées comme des bêtes sournoises.
Sous une chaleur torride, le bataillon faisait une courte halte dans le coquet village de Nantouillet. Assis sur une pierre, comme nous blanc de poussière, couvert de sueur, la barbe broussailleuse, les yeux pétillant derrière ses lorgnons, je vois encore notre cher lieutenant, le brave Charles Péguy, l'écrivain, le poète, que tous nous aimions comme un ami, qui en Lorraine comme pendant la retraite, insensible à la fatigue, brave sous la mitraille, allait de l'un à l'autre, encourageant par la parole et l'action, courant de la tête à la queue de notre compagnie, la 19e, mangeant comme nous un jour sur trois, sans une plainte, toujours jeune malgré son âge, sachant le parler qui convenait aux Parisiens que nous étions pour la plupart, relevant d'un mot bref tantôt mordant, tantôt ironique ou gouailleur les courages défaillants, toujours vaillant, prêchant d'exemple ; je revois encore notre cher lieutenant nous disant, à l'heure où beaucoup désespéraient, sa conviction absolue de la victoire finale, tout en relisant avidement une lettre des siens tandis qu'une larme de plaisir mouillait ses yeux.
Une heure après (il était midi) nous arrivions près du petit village de Villeroy, à gauche de Meaux, où le bataillon devait cantonner. L'accueil que nous y reçûmes ne fut pas celui que nous attendions, les Prussiens qui occupaient la crête du village nous accueillirent par une canonnade terrible qui jeta un moment de désarroi dans nos rangs.
Abrités derrière un repli de terrain évacué par les Boches, nous attendions, sous les obus mal repérés de l'ennemi, le moment de partir à l'assaut de ses retranchements, assaut déjà tenté vainement par les tabors marocains. L'ordre vint enfin, et, joyeux, nous partîmes en avant, déployés en tirailleurs. Il était 5 heures ; l'artillerie allemande, foudroyée, s'était tue ; mais, en arrivant sur la crête, une terrible grêle de balles nous accueille ; nous bondissons dans les avoines emmêlées, où beaucoup tombent ; la course est pénible. Un bond encore, et nous voilà abrités derrière le talus d'une route, haletants et soufflants. Les balles sifflent à ras de nos têtes ; nous tiraillons à 500 mètres sur les Allemands bien retranchés et presque invisibles dans leurs uniformes couleur terre. La voix jeune et claironnante du lieutenant Péguy commande le feu ; il est derrière nous, debout, brave, courageux sous l'averse de mitraille qui siffle, cadencée par le tap-tap infernal des mitrailleuses prussiennes.
Cette terrible course dans les avoines nous a mis à bout de souffle, la sueur nous inonde et notre brave lieutenant est logé à notre enseigne. Un court instant de répit, puis sa voix nous claironne : "En avant !"
Ah ! cette fois, c'est fini de rire. Escaladant le talus et rasant le sol, courbés en deux, pour offrir moins de prise aux balles, nous courons à l'assaut. La terrible moisson continue, effrayante ; la chanson de mort bourdonne autour de nous ; 200 mètres sont ainsi faits ; mais aller plus loin pour l'instant, c'est une folie, un massacre général, nous n'arriverons pas 10 ! Le capitaine Guérin et l'autre lieutenant, M. de la Gornillière, sont tués raides. "Couchez-vous, hurle Péguy, et feu à volonté !" mais lui-même reste debout, la lorgnette à la main, dirigeant notre tir, héroïque dans l'enfer.
Nous tirons comme des enragés, noirs de poudre, le fusil nous brûlant les doigts. A chaque instant, ce sont des cris, des plaintes, des râles significatifs ; des amis chers sont tués à mes côtés. Combien sont morts ? On ne compte plus.
Péguy est toujours debout, malgré nos cris de : "Couchez-vous !", glorieux, fou dans sa bravoure. La plupart d'entre nous n'ont plus de sac, perdu lors de la retraite, et le sac, à ce moment, est un précieux abri. Et la voix du lieutenant crie toujours : "Tirez ! Tirez ! Nom de Dieu !" D'aucuns se plaignent : "Nous n'avons pas de sac, mon lieutenant, nous allons tous y passer ! — Ça ne fait rien ! crie Péguy dans la tempête qui siffle. Moi non plus, je n'en ai pas, voyez, tirez toujours !" Et quand, cent mètres plus loin, je jette derrière moi un rapide coup d'œil alarmé, bondissant comme un forcené, j'aperçois là- bas comme une tache noire au milieu de tant d'autres, étendu sans vie, sur la terre chaude et poussiéreuse, le corps de ce brave, de notre cher lieutenant.
Voilà le procès-verbal de la plus belle des morts. Il nous restera, après la guerre, le devoir d'inviter tous les Français à lire le poète mort pour nous et qui chantait :
Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Charles Péguy