C'est alors qu'apparaissent Moïse et Élie qui parlent avec Jésus. Ce que le Ressuscité déclarera plus tard aux disciples sur la route d'Emmaüs est ici de l'ordre du phénomène visible. La Loi et les Prophètes parlent avec Jésus, parlent de Jésus. Luc est le seul à raconter - au moins sous forme de brève allusion - de quoi parlent les deux grands témoins de Dieu avec Jésus : "Apparus dans la gloire : ils parlaient de son départ qui allait se réaliser à Jérusalem" (Lc 9, 31). Le sujet de leur dialogue est la croix, mais il faut la comprendre dans toute son extension en tant que "exode de Jésus", qui devait avoir lieu à Jérusalem. La croix de Jésus est un exode, une sortie hors de cette vie, une traversée de la "mer Rouge" de la Passion et un passage vers la gloire, qui porte néanmoins toujours les stigmates de la Passion.
Ce qui indique clairement que le sujet principal de la Loi et des Prophètes est "l'espérance d'Israël", l'exode qui libère définitivement, et que le contenu de cette espérance est le Fils de l'homme souffrant, le serviteur de Dieu, dont la souffrance permet d'ouvrir la porte sur la liberté et la nouveauté. Moïse et Élie sont eux-mêmes des figures et des témoins de la Passion. Avec le Transfiguré ils parlent de ce qu'ils ont dit sur terre, ils parlent de la Passion de Jésus, mais ce dialogue avec le Transfiguré fait apparaître que cette Passion apporte le salut, qu'elle est envahie par la gloire de Dieu, que la Passion devient lumière, liberté et joie.
À ce point, il nous faut anticiper l'entretien que les trois disciples ont eu avec Jésus en descendant de la "haute montagne". Jésus parle avec eux de sa future résurrection d'entre les morts, ce qui implique évidemment le préalable de la crucifixion. Les disciples, eux, l'interrogent sur le retour d'Élie annoncé par les scribes. Sur quoi Jésus leur dit : "Certes, Élie viendra d'abord pour remettre tout en place. Mais alors, pourquoi l'Écriture dit-elle, au sujet du Fils de l'homme, qu'il souffrira beaucoup et sera méprisé ? Eh bien ! je vous le déclare : Élie est déjà venu, et ils lui ont fait tout ce qu'ils ont voulu, comme l'Écriture le dit à son sujet" (Mc 9, 12-13). Ainsi Jésus confirme, d'un côté, l'attente du retour d'Élie, mais il complète et corrige, de l'autre, l'idée qu'on s'en fait. Sans le dire expressément, il identifie l'Élie qui revient à Jean le Baptiste : c'est dans l'activité du Baptiste que s'est produit le retour d'Élie.
Jean était venu pour rassembler à nouveau Israël, pour le préparer à la venue du Messie. Mais si le Messie est lui-même le Fils de l'homme souffrant, et si lui seul ouvre la voie du salut par cette souffrance, alors l'activité préparatoire d'Élie doit nécessairement se placer, d'une façon ou d'une autre, sous le signe de la Passion. Et en effet : "Ils lui ont fait tout ce qu'ils ont voulu, comme l'Écriture le dit à son sujet" (Mc 9, 13). Jésus rappelle alors ce qu'a réellement été le destin du Baptiste, mais en citant l'Écriture, il fait également allusion à l'existence de traditions qui prévoyaient le martyre d'Élie : Élie passait pour le seul qui avait échappé au martyre, bien qu'il fût aussi poursuivi. Lors de son retour... il devra lui aussi subir la mort.
Attente du salut et Passion sont donc constamment liées, si bien qu'est élaborée une conception de la Rédemption qui est profondément conforme à l'Écriture, tout en étant d'une nouveauté bouleversante par rapport aux attentes existantes. L'Écriture devait nécessairement être relue avec le Christ souffrant et elle doit continuer à l'être. Sans relâche nous devons laisser le Seigneur nous introduire dans son dialogue avec Moïse et Élie, sans relâche nous devons apprendre de lui, le Ressuscité, comment renouveler notre compréhension de l'Écriture.
Transfiguration by Cristofano Gherardi
Revenons maintenant au récit proprement dit de la Transfiguration. Les trois disciples sont bouleversés par la grandeur de l'apparition : la "crainte de Dieu" les saisit, comme nous l'avons vu à d'autres moments où ils ont éprouvé la présence de Dieu en Jésus, où ils ont ressenti du même coup à quel point ils étaient pitoyables et ils ont été réellement paralysés par la peur. "Tant était grande leur frayeur", nous dit Marc (9, 6). Ce qui n'empêche pas Pierre de parler, même si "de fait, il ne savait que dire" (9, 6) : "Rabbi, il est heureux que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie" (Mc 9, 5).
Ces paroles prononcées sur un mode quasi extatique, dans la crainte et en même temps dans la joie causées par la proche présence de Dieu, ont fait l'objet d'innombrables discussions. Ont-elles un rapport avec la fête des Tentes, au dernier jour de laquelle l'apparition eut lieu ? Hartmut Gese le conteste et pense que la véritable référence dans l'Ancien Testament se trouve dans les versets 7 à 11 du chapitre 33 de l'Exode, dans lesquels se trouve décrite la "ritualisation de l'événement du Sinaï" : selon ce texte, Moïse plante "hors du camp" la tente de la Révélation sur laquelle descend la colonne de nuée qui se tient ensuite à l'entrée. Dans cette tente, le Seigneur et Moïse parlaient "face à face, comme on s'entretient d'homme à homme". Ainsi Pierre voulait pérenniser l'événement en dressant des tentes de la Révélation. La nuée qui recouvre les disciples de son ombre pourrait confirmer l'hypothèse de Gese. Ces textes pourraient donc se faire écho, car l'exégèse juive et l'exégèse du christianisme primitif connaissent l'une et l'autre une imbrication de références à la Révélation, qui les fait se rejoindre et se compléter. Qu'il soit question de trois tentes à dresser contredit un tel rapport ou montre, tout au moins, qu'il est secondaire.
Le rapport avec la fête des Tentes devient pertinent quand on considère la signification messianique de cette fête dans le judaïsme de l'époque de Jésus. Jean Daniélou a fait ressortir cet aspect dans une étude convaincante et il l'a relié au témoignage des Pères, qui connaissaient encore très bien les traditions juives et les interprétaient à la lumière du contexte chrétien. La fête des Tentes présente le caractère tridimensionnel que l'on retrouve généralement dans les grandes fêtes juives : une fête provenant à l'origine de la religion de la nature devient en même temps une fête de commémoration historique des actions salvifiques de Dieu, et le souvenir devient l'espérance du salut définitif. La création, l'histoire et l'espérance sont reliées les unes aux autres. Si la fête des Tentes avec son sacrifice de l'eau permettait d'implorer la pluie indispensable pour une terre desséchée, la fête se transforme aussitôt en commémoration de la traversée du désert par Israël, au cours de laquelle les Juifs habitaient dans des tentes (des cabanes, soukkhot) (Lv 23, 43). Daniélou cite Riesenfeld : "Les cabanes furent conçues non seulement comme une réminiscence de la protection divine dans le désert, mais aussi comme une préfiguration des soukhhot dans lesquels les justes habiteraient dans le siècle à venir. Ainsi il apparaît qu'une signification eschatologique très précise était attachée au rite le plus caractéristique de la fête des tabernacles, telle qu'elle était célébrée au temps du judaïsme."
Dans le Nouveau Testament, c'est chez Luc qu'il est fait mention des tentes éternelles habitées par les justes dans la vie future. "La manifestation de la gloire de Jésus apparaît à Pierre comme le signe que les temps messianiques sont arrivés. Or l'un des caractères des temps messianiques était l'habitation des justes dans les cabanes qui figuraient les huttes de la fête des Tabernacles". L'expérience de la Transfiguration vécue par Pierre pendant la fête des Tentes lui a permis de comprendre dans son extase que "les réalités préfigurées par les rites de la fête étaient accomplies... Ainsi la scène de la Transfiguration marque que les temps messianiques sont arrivés". C'est seulement en descendant de la montagne que Pierre devra s'ouvrir à une nouvelle évidence : l'époque messianique est tout d'abord l'époque de la croix, et la Transfiguration - devenir lumière en vertu du Seigneur et avec lui - implique que notre être soit transformé par la lumière de la Passion.
C'est à partir de ce contexte qu'une nouvelle signification peut être donnée à la parole fondamentale du prologue de Jean par laquelle l'évangéliste résume le mystère de Jésus : "Le Verbe s'est fait chair et il a habité [littéralement, il a campé] parmi nous" (Jn 1, 14). Oui, le Seigneur a "campé", dressé la tente de son corps parmi nous, inaugurant ainsi l'époque messianique.
Dans ce sillage, Grégoire de Nysse a médité ensuite, dans un texte magnifique, le rapport entre la fête des Tentes et l'Incarnation. Il dit que la fête des Tentes a certes toujours été célébrée, mais qu'elle n'a pas été accomplie : "Le véritable constructeur des tabernacles n'était pas encore là. C'est pour accomplir cette fête, conformément à la parole prophétique [allusion au PS 118, 27], que le Dieu et Seigneur de tout s'est manifesté à nous pour accomplir la reconstruction de la tente détruite de la nature humaine."
demain : l'anticipation de la Parousie