- extrait du tome II : Jésus de Nazareth de Benoît XVI
La péricope du lavement des pieds nous place devant deux manières différentes par lesquelles l’homme réagit à ce don : Judas et Pierre. Tout de suite après avoir évoqué l’exemple, Jésus commence à parler du cas de Judas. Jean nous rapporte à cet égard que Jésus fut profondément troublé et déclara : "En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera" (13,21).
Par trois fois Jean parle du 'trouble' ou plutôt de 'l’émotion' de Jésus : devant le tombeau de Lazare ; le 'dimanche des Rameaux', après la parole sur le grain de blé qui meurt, dans une scène qui évoque de près l’heure du Mont des Oliviers ; et finalement ici. Il s’agit de moments où Jésus se trouve face à la majesté de la mort et est touché par le pouvoir des ténèbres – une puissance qu’il est de son devoir de combattre et de vaincre. Nous reviendrons sur ce 'trouble' de l’âme de Jésus quand nous réfléchirons sur la nuit du Mont des Oliviers.
Revenons à notre texte. L’annonce de la trahison suscite une agitation compréhensible et en même temps, une certaine curiosité parmi les disciples. "Un des disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus. Simon Pierre lui fait signe et lui dit : “Demande quel est celui dont il parle”. Celui-ci, se penchant alors sur la poitrine de Jésus, lui dit : “Seigneur, qui est-ce ?” Jésus répond : “C’est celui à qui je donnerai la bouchée” (13,23s.).
Pour comprendre ce texte, il faut avant tout tenir compte du fait que pour le repas pascal il était prescrit de se tenir allongés à table. Charles K. Barrett explique ainsi le verset que nous venons de citer. "Ceux qui participaient à un repas étaient étendus sur leur côté gauche ; le bras gauche servait à soutenir le corps ; le bras droit était libre pour se mouvoir. Le disciple placé à droite de Jésus avait donc la tête immédiatement devant Jésus,et l’on pouvait donc dire qu’il était placé près de sa poitrine. Il était évidemment en mesure de parler de manière confidentielle avec Jésus, mais sa place n’était pas la place d’honneur la plus élevée ; celle-ci était à la gauche de celui qui recevait. La place occupée par le disciple bien-aimé était néanmoins la place d’un ami intime" ; Barrett note dans ce contexte qu’il existe une description similaire chez Pline.
Telle qu’elle nous est rapportée ici, la réponse de Jésus est parfaitement claire. Mais l’évangéliste nous fait savoir pourtant que les disciples ne comprirent pas à qui il se référait. Nous pouvons donc supposer que Jean, en repensant à cet événement, a donné à cette réponse une évidence que celle-ci, sur le moment, n’avait pas pour ceux qui étaient présents. Le verset 18 nous met sur la piste juste. Là, Jésus dit : "Il faut que l’Écriture s’accomplisse : Celui qui mange mon pain, a levé contre moi son talon" (cf. Ps 41,10 ; cf. Ps 55,14). C’est le style caractéristique de Jésus quand il parle : en utilisant des paroles de l’Écriture, il fait allusion à son destin, en l’insérant en même temps dans la logique de Dieu, dans la logique de l’histoire du salut.
Par la suite, ces paroles deviennent parfaitement transparentes ; il apparaît clairement que l’Écriture décrit vraiment son parcours – mais sur le moment l’énigme demeure. Au prime abord, on en déduit simplement que celui qui trahira Jésus est l’un des convives ; il devient évident que le Seigneur doit subir jusqu’au bout et dans tous les détails le destin de souffrance du juste, un destin qui apparaît de multiples manières surtout dans les Psaumes. Jésus doit faire l’expérience de l’incompréhension, de l’infidélité y compris à l’intérieur du cercle plus intime des amis et ainsi "accomplir l’Écriture". Il se révèle comme le vrai sujet des Psaumes, comme le "David", de qui ils proviennent et par qui ils prennent sens.
En choisissant au lieu de l’expression employée dans la Bible grecque pour 'manger', le mot trogein par lequel Jésus, dans son grand discours sur le pain indique l’acte de 'manger' son Corps et son Sang, et donc la réception du sacrement eucharistique, Jean ajoute une nouvelle dimension à la parole du Psaume reprise par Jésus comme prophétie concernant son propre parcours. Ainsi, la parole du Psaume jette à l’avance son ombre sur l’Église qui célèbre l’Eucharistie, au temps de l’Évangéliste, comme dans tous les temps : avec la trahison de Judas, la souffrance pour la déloyauté n’est pas finie. "Même le confident sur qui je faisais fond et qui mangeait mon pain, se hausse à mes dépens" (Ps 41,10). La rupture de l’amitié atteint jusqu’à la communauté sacramentelle de l’Église, où il y a toujours de nouvelles personnes qui prennent "son pain" et le trahissent.
La souffrance de Jésus, son agonie, se prolonge jusqu’à la fin du monde, a écrit Pascal à partir de ces réflexions (cf. Pensées VII 553). Nous pouvons aussi l’exprimer du point de vue opposé : Jésus, en cette heure a pris sur lui la trahison de tous les temps, la souffrance qui dérive en tout temps du fait d’avoir été trahi, supportant ainsi jusqu’au bout les misères de l’histoire.
Jean ne nous donne aucune interprétation psychologique de l’agir de Judas ; l’unique point de repère qu’il nous offre est l’allusion au fait que Judas, comme trésorier du groupe des disciples aurait soustrait leur argent (cf. 12,6). Quant au contexte qui nous intéresse, l’évangéliste dit seulement, de manière laconique : "Après la bouchée, alors Satan entra en lui" (13,27).
Ce qui est arrivé à Judas, selon Jean, n’est plus psychologiquement explicable. Il est tombé sous le pouvoir de quelqu’un d’autre : celui qui brise l’amitié avec Jésus, celui qui se débarrasse de son "joug aisé", n’arrive pas à la liberté, il ne devient pas libre, mais il devient au contraire l’esclave d’autres puissances – ou plutôt : le fait de trahir cette amitié découle alors de l’intervention d’un autre pouvoir auquel on s’est ouvert.
Et pourtant, la lumière qui, venant de Jésus, était tombée sur l’âme de Judas, ne s’était pas éteinte complètement. Il y a un premier pas vers la conversion : "J’ai péché", dit-il à ses commanditaires. Il essaie de sauver Jésus et rend l’argent (cf. Mt 27,3s.). Tout ce qu’il avait reçu de Jésus de pur et de grand, demeurait inscrit dans son âme – il ne pouvait pas l’oublier.
Sa deuxième tragédie – après la trahison – est qu’il ne réussit plus à croire à un pardon. Sa repentance devient désespoir. Il ne voit plus désormais que lui-même et ses ténèbres, il ne voit plus la lumière de Jésus – cette lumière qui peut illuminer et même outrepasser les ténèbres. Il nous fait ainsi découvrir la forme erronée du repentir : un repentir qui n’arrive plus à espérer, mais qui ne voit désormais que sa propre obscurité, est destructeur et n’est donc pas un authentique repentir. La certitude de l’espérance est inhérente au juste repentir – une certitude qui naît de la foi dans la puissance supérieure de la Lumière qui s’est faite chair en Jésus.
Jean conclut le passage sur Judas de manière dramatique avec ces mots : "Aussitôt la bouchée prise, il sortit ; il faisait nuit" (13,30). Judas sort – dans un sens plus profond. Il entre dans la nuit, il quitte la lumière pour aller vers l’obscurité ; le "pouvoir des ténèbres" l’a saisi (cf. Jn 3,19 ; Lc 22,53).
> 3 extraits du tome 2 "Jésus de Nazareth" de Joseph-Ratzinger-Benoît XVI sur la-Croix.com