Les tentations de Jésus : la deuxième tentation - "Jésus de Nazareth" de Benoît XVI (extrait du tome I)

Venons-en maintenant à la deuxième tentation de Jésus, dont la signification exemplaire est à beaucoup d'égards la plus difficile à comprendre. La tentation est à comprendre comme une sorte de vision, dans laquelle est résumée une réalité, une menace particulière pour l'homme et pour la mission de Jésus.

 

D'emblée un point nous intrigue. Pour attirer Jésus dans son piège, le diable cite l'Écriture Sainte : le Psaume 91 ; qui évoque la protection que Dieu accorde à l'homme fidèle : "II donne mission à ses anges de te garder sur tous tes chemins. Ils te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte les pierres" (v. 11-12). Ces paroles prennent une importance plus grande du fait qu'elles ont été prononcées dans la ville sainte, dans le lieu saint. En effet, le psaume cité est lié au Temple ; celui qui le récite attend une protection dans le Temple, car la maison de Dieu doit être un lieu particulier de protection divine. En quel autre lieu l'homme qui croit en Dieu devrait-il se savoir plus à l'abri que dans l'enceinte sacrée ? Le diable se révèle un connaisseur de l'Écriture, il est capable de citer le psaume avec précision. Tout le dialogue de la deuxième tentation se présente comme un débat entre deux experts en Écriture Sainte : le diable y fait figure de théologien, ainsi que nous le fait remarquer Joachim Gnilka.

 

 Vladimir Soloviev a repris ce thème dans son Court récit sur l'Antéchrist : l'Antéchrist est fait docteur honoris causa en théologie de l'université de Tübingen ; c'est un grand expert de la Bible. Ainsi, Soloviev a voulu exprimer, de façon radicale, son scepticisme envers un certain type d'exégèse érudite de son temps. Il ne s'agit pas d'un refus de l'interprétation scientifique de la Bible en tant que telle, mais d'un avertissement particulièrement nécessaire et salutaire face à ses errances possibles. L'interprétation de la Bible peut effectivement devenir un instrument de l'Antéchrist. Ce n'est pas seulement Soloviev qui le dit, c'est ce qu'affirme implicitement le récit même des tentations. Les pires livres qui détruisent la figure de Jésus, qui démolissent la foi, ont été écrits avec de prétendus résultats de l'exégèse.

 

 De nos jours, la Bible est assujettie chez beaucoup au critère de la prétendue vision moderne du monde, dont le dogme fondamental est que Dieu ne peut nullement agir dans l'histoire, et que, par conséquent, tout ce qui le concerne est à reléguer dans la sphère du subjectif. Alors la Bible ne parle plus de Dieu, du Dieu vivant, mais c'est nous-mêmes seulement qui parlons et qui déterminons ce que Dieu peut faire et ce que nous voulons ou devons faire. Et l'Antéchrist nous dit alors, se présentant comme un grand érudit, qu'une exégèse qui lit la Bible dans la perspective de la foi au Dieu vivant, lui prêtant attention, relève d'une attitude fondamentaliste ; seule son exégèse, l'exégèse considérée comme authentiquement scientifique, dans laquelle Dieu lui-même ne dit rien et n'a rien à dire, serait à la pointe du progrès.

 

 La dispute théologique entre Jésus et le diable est une dispute qui concerne chaque époque et qui a comme objet l'interprétation correcte de la Bible, dont la question herméneutique fondamentale est la question de l'image de Dieu. La dispute sur l'interprétation est en fin de compte une discussion qui porte sur qui est Dieu. Cette discussion autour de l'image de Dieu, dont il s'agit dans la dispute sur l'interprétation correcte de l'Écriture, trouve son expression concrète dans l'image du Christ : celui qui est resté sans pouvoir terrestre est-il réellement le Fils du Dieu vivant ?

 

 Ainsi, la question concernant la structure de l'étrange dialogue sur l'Écriture entre Jésus et le Tentateur conduit directement au cœur de la question du contenu. De quoi est-il question ? On a associé cette tentation au thème du panem et circenses : après le pain, doit être offert quelque chose de sensationnel. Comme il ne suffit manifestement pas à l'homme d'être physiquement rassasié, celui qui ne veut pas laisser entrer Dieu dans le monde et dans les hommes doit offrir la stimulation d'expériences excitantes, dont le frémissement remplace et refoule l'émotion religieuse. Mais ce ne peut pas être le sens de ce passage, car, à ce qu'il semble, il n'y a pas de spectateurs.

 

L'enjeu apparaît dans la réponse de Jésus empruntée encore au Deutéronome (6, 16) : "Vous ne mettrez pas à l'épreuve le Seigneur votre Dieu". Dans le Deutéronome, c'est une allusion à l'histoire d'Israël qui risquait de mourir de soif dans le désert. S'ensuit une rébellion contre Moïse qui devient une rébellion contre Dieu. Dieu doit montrer qu'il est Dieu. Dans la Bible, cette rébellion contre Dieu est décrite ainsi : "Ils avaient mis le Seigneur au défi en disant : "Le Seigneur est-il vraiment au milieu de nous, ou bien n'y est-il pas ?" (Ex 17, 7). Il s'agit donc de ce que nous avons déjà mentionné précédemment : Dieu doit se prêter à l'expérimentation. Il est "mis à l'épreuve", comme on teste les marchandises. Il doit se soumettre aux conditions que nous considérons comme nécessaires à notre certitude. S'il n'accorde pas maintenant la protection promise par le Psaume 91, alors il n'est pas Dieu. Alors il a falsifié sa parole, et de ce fait il s'est falsifié lui-même.

 

Nous avons ici devant nous dans sa totalité la grande question de savoir comment on peut connaître Dieu et comment on peut ne pas le connaître, comment l'homme peut être en relation avec lui et comment il peut le perdre. La présomption qui veut transformer Dieu en objet et lui imposer nos conditions expérimentales de laboratoire ne saura trouver Dieu. Car il présuppose déjà que nous nions Dieu en tant que Dieu, parce que nous nous mettons au-dessus de lui, parce que nous mettons de côté toute la dimension de l'amour, de l'écoute intérieure, et que nous ne reconnaissons comme réel que ce dont on peut faire l'expérience, que ce qui a été mis entre nos mains. Celui qui pense ainsi se fait lui-même Dieu et rabaisse ainsi non seulement Dieu mais aussi le monde et lui-même.

 

Three Temptations of Christ (detail) by Botticelli

 

À partir de cette scène sur le pinacle du Temple, le regard s'ouvre également sur la croix. Le Christ ne s'est pas jeté du pinacle du Temple. Il n'a pas sauté dans l'abîme. Il n'a pas mis Dieu à l'épreuve. Mais il est descendu dans l'abîme de la mort, dans la nuit de l'abandon ; il s'est exposé comme un être sans défense. Il a osé ce saut-là comme acte d'amour de Dieu pour les hommes. Et donc il savait qu'en sautant, il ne pouvait tomber finalement qu'entre les mains clémentes du Père. Ainsi apparaît le sens véritable du Psaume 91, le droit à la confiance extrême et illimitée, dont il parle : celui qui fait la volonté de Dieu sait qu'au milieu de toutes les terreurs qu'il traverse, il ne perdra jamais une ultime protection. Il sait que le fondement du monde est l'amour et que, par conséquent, même là où aucun humain ne peut ou ne veut l'aider, il peut continuer à cheminer dans la confiance en Celui qui l'aime.

 

Cette confiance, à laquelle l'Écriture nous autorise et à laquelle le Seigneur, le Ressuscité, nous invite, est quelque chose de tout à fait autre que le défi aventureux adressé à Dieu, qui voudrait faire de Lui notre serviteur.  

 

> fiche de l'édition de poche 

demain : La troisième tentation

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article