Panégyrique de Saint André

De la ville de Patras, où Dieu, par le ministère d'André, opère ces effets miraculeux, le bruit, disons mieux, le fruit s'en répand dans toutes les provinces voisines ; on voit avec étonnement les temples des idoles abandonnés, le culte des démons aboli, le règne de la superstition détruit, le nom de Jésus-Christ partout révéré. Le frère même du proconsul, jusque-là zélé défenseur des fausses divinités, rend hommage à la vérité. Entre les Eglises naissantes, celle d'Achaïe, où saint André a souffert, devient en peu de jours la plus nombreuse et la plus fervente.

BOURDALOUE

 

 

Ambulans Jesus juxta mare Galileœ, vidit duos fratres, Simonem qui vocatur Petrus, et Andream fratrem ejus ; et ait illis : Venite post me.

Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, aperçut deux frères, l'un Simon appelé Pierre, et l'autre André ; il leur dit : Suivez-moi. (Saint Matthieu, chap. IV, 19.)

 

Ces paroles de Jésus-Christ furent un ordre. Lien doux en apparence, et bien facile à exécuter ; mais au fond, et dans l'intention même du Sauveur des hommes, cet ordre devait être, pour ces deux frères de notre Evangile, un engagement à de rigoureuses épreuves ; car leur dire : Suivez-moi, c'était leur dire : Renoncez à vous-mêmes, préparez-vous à souffrir, soyez déterminés à mourir, ne vous regardez plus que comme des brebis destinées à la boucherie, que comme des victimes de la haine et de la persécution publique, que comme des hommes dévoués à la croix ; c'était, dis-je, par ces courtes paroles : Venite post me, leur faire entendre tout cela, puisqu'il est vrai que la croix était le chemin par où cet Homme-Dieu avait entrepris de marcher, et que, selon ses maximes, il est impossible de le suivre par toute autre voie. En effet, Chrétiens, c'est par là que ces bienheureux apôtres Pierre et André ont suivi leur divin Maître.


Tous deux ont mérité de mourir, comme Jésus-Christ, sur la croix : tous deux ont eu l'avantage de consommer sur la croix leur glorieux martyre ; et tous deux, à la lettre, ont ainsi répondu à leur vocation, et sont devenus les premiers sectateurs et les premiers disciples d'un Dieu crucifié. Voilà, dit saint Chrysostome, en quoi ils eurent, comme frères, une ressemblance parfaite ; mais, du reste, voici quelle différence il y eut entre l'un et l'autre dans leur crucifiement même : elle est digne de vos réflexions, et elle va servir d'ouverture a ce discours. C'est que le courage et la résolution de saint Pierre à suivre Jésus-Christ n'a pas empêché qu'il n'ait témoigné de la répugnance, et qu'il n'ait fait paraître dans sa conduite de l'éloignement pour la croix ; au lieu que saint André a toujours paru plein de zèle, et pénétré, non seulement d'estime et de vénération, mais d'amour et de tendresse pour la croix. Je m'explique : Quand Jésus-Christ dans l'Evangile parle de la croix à saint Pierre, saint Pierre s'en scandalise et s'en offense : je ne m'en étonne pas ; il n'en concevait pas encore le mystère, et il était trop peu versé dans les choses de Dieu. Mais après même qu'il a reçu le Saint-Esprit, tout confirmé qu'il est en grâce, il ne laisse pas, si nous en croyons la tradition, de fuir la croix qui lui est préparée ; il se sauve de sa prison, il sort de Rome, et il faut que Jésus-Christ lui apparaisse, le fortifie, le ranime, et l'engage à retourner au lieu où il doit être crucifié. C'est saint Ambroise qui le rapporte ; et cette tradition se trouve conforme à ce qu'avait prédit le même Sauveur, lorsqu'il déclara expressément à ce prince des Apôtres que, quand il serait dans un âge avancé, on l'obligerait à étendre les bras, et qu'un autre le mènerait où il ne voudrait pas aller ; lui marquant, ajoute l'Evangéliste, les circonstances de son martyre, et de quelle mort il devait un jour glorifier Dieu : Cum autem senueris, extendes manus tuas, et alius ducet te quo tu non vis (Joan., XI, 18. ). Voilà le caractère de saint Pierre : un homme crucifié, mais pour qui la croix semblait encore avoir quelque chose d'affreux. Au contraire, que vois-je dans saint André ? Un homme à qui la croix paraît aimable, qui en fait son bonheur et ses délices, qui soupire après elle, qui la salue avec respect, qui l'embrasse avec joie, et qui met le comble de ses désirs à s'y voir attaché et à y mourir. Tel est, chrétienne compagnie, le prodige qui se présente aujourd'hui à nos yeux, et que je puis appeler le miracle de l'Evangile. Mais sur quoi put être fondé cet amour de la croix, et par quels principes un amour aussi surprenant et aussi contraire à tous les sentiments de la nature que celui-là, put-il s'établir dans le cœur de notre apôtre ? Ah I mes chers auditeurs, c'est le grand mystère que j'ai à vous découvrir : car mon dessein est de vous montrer qu'en conséquence de la vocation divine à laquelle votre glorieux patron, saint André, se rendit si fidèle, l'amour qu'il témoigna pour la croix, quoique d'ailleurs surnaturel, fut parfaitement raisonnable. Quelque prodigieux que vous paraisse cet amour de la croix, j'entreprends de le justifier, et je veux même, avec la grâce de mon Dieu, tacher, autant qu'il m'est possible, de vous l'inspirer : j'ai besoin pour cela de toutes les lumières du ciel, et je les demande par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

Il en est de la croix comme de la mort : quoique naturellement on ait horreur de l'une et de l'autre, on peut aimer l'une et l'autre par différents motifs ; et c'est par la diversité de ces motifs qu'il faut juger si cet amour est louable ou vicieux, raisonnable ou aveugle, méritoire ou vain. En effet, se procurer la mort par désespoir, c'est un crime ; la souhaiter par accablement de chagrin, c'est une faiblesse ; s'y exposer par zèle de son devoir, c'est une vertu ; s'y dévouer pour Dieu, c'est un acte héroïque de religion : de même, souffrir comme les esclaves du monde, parce qu'on se laisse dominer par ses passions ; souffrir comme les avares par une avide et insatiable cupidité ; souffrir comme les ambitieux par un attachement servile à sa fortune, c'est une bassesse, une misère, un désordre : mais souffrir pour être fidèle à Dieu, aimer la croix pour remplir les desseins de Dieu, pour suivre la vocation de Dieu, c'est ce qu'il y a dans le christianisme de plus saint et de plus divin, et par conséquent de plus conforme à la souveraine raison. Or, c'est ainsi, mes chers auditeurs, que saint André l'a aimée ; car il a aimé la croix, parce qu'éclairé des plus vives lumières de la foi, il a parfaitement compris combien la croix lui était avantageuse par rapport à sa vocation, et aux fins sublimes pour quoi Jésus-Christ lavait appelé. Appliquez-vous : voici le socle important de sa conduite et de votre religion. Le Sauveur du monde eut deux grands desseins sur ses apôtres, quand il leur commanda de le suivre : Venite post me. En ce moment-là, dit saint Chrysostome, il les choisit pour être les prédicateurs de son Evangile, et pour être les ministres de son sacerdoce : il les destina au ministère de sa parole, et il les engagea au service de ses autels ; il les établit sur la terre pour sanctifier les hommes par les vérités du salut qu'ils devaient leur annoncer, et pour honorer Dieu son Père par le sacrifice qu'ils devaient, comme prêtres de la loi de grâce, lui présenter. Voilà les deux vues principales qu'eut le Fils de Dieu, et c'est sous ces deux qualités que je prétends aujourd'hui considérer saint André : en premier lieu, comme prédicateur de l'Evangile et de la loi de Jésus-Christ ; en second lieu, comme prêtre, successeur légitime et immédiat du sacerdoce de Jésus-Christ : et je m'attache d'autant plus à cette pensée, que la qualité de prêtre de Jésus-Christ est celle dont ce saint apôtre se glorifia plus hautement, et dont il se rendit lui-même le témoignage, quand il parut devant le juge qui le condamna. Or, ces deux qualités jointes ensemble justifient admirablement l'amour et le zèle qu'eut saint André pour la croix ; car, s'il l'a tendrement aimée, c'est parce qu'il y a trouvé ce qui devait faire devant Dieu tout son mérite et toute sa gloire, savoir, l'accomplissement de son apostolat et la consommation de son sacerdoce. Expliquons-nous : André, à la vue de sa croix, est pénétré, ravi, transporté de joie : pourquoi ? parce que c'est sur la croix qu'il va dignement prêcher le nom de Jésus-Christ : ce sera la première partie ; et parce que c'est sur la croix qu'il va saintement s'immoler lui-même, et unir son sacrifice au sacrifice auguste et vénérable qu'il a tant de fois offert à Dieu en immolant l'Agneau sans tache, qui est Jésus-Christ : ce sera la seconde partie. En deux mots, la croix est la chaire où saint André a fait paraître tout le zèle d'un fervent prédicateur ; la croix est l'autel où saint André, comme prêtre et pontife de la loi nouvelle, a exercé dans toute la perfection possible l'office de sacrificateur : il ne faut donc pas s'étonner si la croix, quoique affreuse par elle-même, a eu pour lui tant de charmes. C'est tout le dessein et le partage de ce discours, pour lequel je vous demande une favorable attention.

 

Pour établir solidement la vérité de ma première proposition, et pour vous en donner d'abord la juste idée que vous en devez avoir, j'appelle dans les principes de l'Ecriture L'accomplissement de l'apostolat, prêcher un Dieu crucifié, et, malgré les contradictions de la prudence du siècle, proposer la croix aux hommes, comme la seule source de leur bonheur, comme le fondement unique de leur espérance, comme le mystère de leur rédemption, comme le moyen sûr et infaillible de leur salut : ainsi l'a entendu saint Paul quand il a dit : Nos autem prœdicamus Christum crucifixum (I, Cor., I, 23.). Voilà à quoi il a réduit toute la fonction du ministère évangélique; et telle est la fin pour quoi Dieu a suscité ces douze princes de l'Eglise ; ces premiers fondateurs du christianisme, ces hommes envoyés au monde pour y annoncer Jésus-Christ, dont ils étaient les ambassadeurs, et pour y publier sa loi, dont ils ont été par office les interprètes fidèles : Legatione pro Christo fungimur (2 Cor., V, 20.) ? Qu'ont-ils fait ? ils ont prêché la croix ; et au lieu que la croix n'avait été jusque-là qu'un sujet de malédiction et qu'un opprobre ; au lieu que la croix de Jésus-Christ était le scandale des Juifs, et paraissait une folie aux Gentils, à force d'en exalter la vertu ils l'ont rendue vénérable à toute la terre. Voilà, dis-je, à quoi s'est terminée leur vocation, et par où ils ont mérité le nom d'apôtres. Or il est évident, Chrétiens, que saint André s'est signalé entre tous les autres dans ce glorieux emploi, et qu'il a eu un droit particulier de prendre, si j'ose m'exprimer de la sorte, pour devise de son apostolat : Nos autem prœdicamus Christum crucifixum. Et il est encore évident qu'il n'a jamais mieux accompli ce qui est marqué dans ces paroles, que quand il a été lui-même attaché à la croix : pourquoi cela ? parce que c'est sur la croix qu'il a prêché Jésus-Christ crucifié, ou, si vous voulez, la loi de Jésus-Christ, avec plus d'autorité et de grâce, avec plus d'efficace et de conviction, avec plus de succès et de fruit : trois avantages que sa croix lui a procurés, et en quoi je fais consister la perfection d'un apôtre et d'un prédicateur de l'Evangile. Reprenons, et suivez-moi.

 

Non, mes chers auditeurs, jamais saint André n'a prêché le mystère de la croix, ou la loi de Jésus-Christ, avec tant d'autorité et tant de grâce, que quand il a été lui-même crucifié ; et ma pensée sur ce point n'a presque pas même besoin d'éclaircissement ; car pour vous la rendre en deux mots, non seulement intelligible, mais sensible, il n'appartient pas à toutes sortes de personnes de prêcher la croix. C'est une vérité éternelle qu'il faut porter sa croix ; et que, pour la porter en chrétien, il la faut porter volontairement jusqu'à l’aimer et jusqu'à s'en glorifier : Absit gloriari, nisi in cruce Domini nostri (Galat., VI, 14.). Mais cette vérité, quoique éternelle, n'a pas la même grâce dans la bouche de tout le monde : les hommes, pour être sauvés, ont intérêt de la bien comprendre ; mais en même temps ils ont une secrète opposition à en être instruits par ceux qui ne la pratiquent pas, et qui n'en font nulle épreuve ; et si quelquefois un mondain s'ingère de leur en faire des leçons, bien loin de s'y rendre dociles, ils se révoltent, et ne peuvent souffrir qu'un homme à qui rien ne manque, et qui jouit tranquillement des douceurs de la vie, ose leur prêcher la pénitence et la mortification. Aussi, comme remarque saint Chrysostome, Jésus-Christ, tout Dieu qu'il était, pour s'accommoder là-dessus à la disposition des hommes, ne vint annoncer au monde l'évangile de la croix qu'en se faisant lui-même un homme de douleurs, c'est-à-dire un homme dévoué à la souffrance et à la croix : Vir dolorum (Isa., LIII, 3.).Indépendamment de cette qualité, il avait toute l'autorité d'un Dieu , j'en conviens ; mais s'il n'avait été que le Fils de Dieu, ou s'il avait toujours été, comme fils de l'homme, dans la béatitude et dans la gloire, sans participer à nos peines, il lui eût manqué, par rapport à nous, une certaine autorité d'expérience et d'exemple, sur quoi est fondé le droit dont je parle, de prêcher aux autres la croix ; et de là vient qu'il se détermina à souffrir : car c'est ce que le grand Apôtre a prétendu nous déclarer, quand il a dit que la sagesse de ce divin Législateur avait paru, en ce qu'étant Fils de Dieu, il avait appris par lui-même, et par ce qu'il avait souffert comme homme, l'obéissance qu'il exigeait des hommes, et qu'il voulait les obliger de rendre à sa loi ; loi parfaite, mais sévère, dont toutes les maximes vont à nous faire comprendre la sainteté, l'utilité, la nécessité de la croix : Qui cum esset Filins Dei, didicit ex lis quœ passas est obedientiam (Hebr., V, 8. ).

 

En effet, il est aisé d'exhorter les autres à la pratique d'une vie austère, au retranchement des plaisirs, au crucifiement de la chair, tandis qu'il n'en coûte rien. Un homme bien nourri, disait saint Jérôme, n'a point de peine à discourir de l'abstinence et du jeûne ; un homme abondamment pourvu de tout, à qui rien ne manque, et qui est en possession de mener une vie agréable et commode, s'érige aisément en prédicateur de la plus exacte réforme. Mais, quelque éloquent et quelque zélé qu'il puisse être, on croit toujours avoir droit d'en appeler à son exemple, et de lui répondre que ce zèle de réforme ne lui convient pas, que ce langage lui sied mal, et que, s'il veut porter les choses à cette rigueur, il devrait chercher des auditeurs dont il fût un peu moins connu. Non pas dans le fond que ce reproché soit absolument légitime, puisque Jésus-Christ ordonnait qu'on obéît aux pharisiens, du moment qu'ils étaient assis sur la chaire de Moïse, et qu'on respectât leur doctrine, quoique leur conduite y fût toute contraire ; mais parce qu’il est vrai que cette contrariété entre la doctrine et la vie est au moins un spécieux prétexte dont notre malignité ne manque pas de se prévaloir contre les vérités dures qu'on nous prêche ; et parce que naturellement nous nous élevons contre quiconque entreprend de nous assujettir à toute la rigueur de nos devoirs, et n'est pas pour cela bien autorisé. Or là-dessus saint André a eu tout l'avantage que peut avoir un apôtre ; car il a prêché la croix dans un état où les censeurs les plus critiques et les ennemis de la croix les plus déclarés n'avaient rien à lui reprocher. Il ne l'a pas prêchée comme ces docteurs hypocrites dont saint Matthieu parle, qui mettent sur les épaules des autres des fardeaux pesants, et qui ne voudraient pas eux-mêmes les remuer du doigt ; il ne l'a pas prédit comme ceux dont saint Paul disait à Timothée, qu'il viendrait dans les derniers jours des hommes qui auraient l'apparence de la plus éclatante piété, mais qui seraient remplis de l'amour d'eux-mêmes, enflés d'orgueil et pervertis dans la foi ; c'est-à-dire il ne l'a pas prêchée comme ont fait presque dans tous les siècles certains prétendus réformateurs de l'Eglise, qui connus d'ailleurs pour des hommes sensuels, n'en étaient pas moins hardis a invectiver contre la mollesse ; déplorant les relâchements de la pénitence, tandis qu'ils en rejetaient les œuvres pénibles et laborieuses ; plus occupés peut-être de leurs personnes et du soin de leurs corps, que n'aurait été un mondain de profession. Non, Chrétiens, ce n'est pas ainsi que saint André a prêché la croix ; mais, pour la prêcher, il s'est mis lui-même sur la croix. Sa croix a été la chaire d'où il s'est fait entendre : c'est de là, comme nous lisons dans les Actes de sa vie, qu'il exhortait le peuple à embrasser ce moyen salutaire et nécessaire, dont dépend tout le bonheur des élus de Dieu ; et voilà non seulement ce qui l'autorisait, mais ce qui donnait de la force à sa parole, pour annoncer le mystère de la croix avec plus d'efficace et de conviction.

 

C'est le second avantage de son apostolat, dit saint Chrysostome, d'avoir montré par là jusqu'à quel point il était persuadé lui-même de la vérité qu'il prêchait, et d'avoir eu par là même le don d'en persuader si fortement les autres, que, tout infidèles qu'ils étaient, ils n'ont pu résister à la sagesse et à l'Esprit de Dieu qui parlait en lui. Il faut, ajoutait saint Bernard (et permettez-moi d'appliquer sa pensée à mon sujet), il faut que le prédicateur de l'Evangile, pour convertir les cœurs, fortifie sa voix ; et parce que sa voix n'est que faiblesse, il faut qu'elle soit accompagnée d'une autre voix puissante et pleine de force : Dabit voci suœ vocem virtutis (Psal., LXVII, 34.). Mais quelle est cette voix puissante et pleine de force ? La voix de l'action, cette voix infiniment plus éloquente, plus pénétrante, plus touchante que tous les discours : montrez-moi par vos exemples et par vos œuvres que vous êtes vous-mêmes persuadé, et alors votre voix me persuadera et me convertira : Dabis voci tuœ vocem virtutis, si quod mihi suades, prius tibi videaris persuasisse. Or, voilà par où saint André triompha, et de l'infidélité des païens, et de la dureté des pharisiens. Il veut que sa voix soit pour eux cette voix toute-puissante qui, selon le Prophète, abat les cèdres et brise les rochers ; il veut que sa voix ait la vertu d'amollir les cœurs les plus endurcis, et de soumettre les esprits les plus superbes : Vox Domini confringentis cedros, vox Domini concutientis desertum (Ibid., XXVIII, 5.). Que fait-il ? Il commence par les convaincre qu'il est lui-même parfaitement et solidement convaincu de ce qu'il leur prêche ; qu'il est, dis-je, convaincu de la nécessité d'embrasser la croix de Jésus-Christ, de s'attacher à elle par un esprit de foi, et de s'en appliquer les fruits par le long usage des souffrances de la vie.

 

Car quelle preuve plus authentique leur peut-il donner sur cela de la persuasion où il est, que l'empressement et l'ardeur qu'il témoigne pour souffrir ? On lui prononce son arrêt, et tout à coup il est saisi d'un mouvement de joie qui va jusques à l'extase et au ravissement ; le peuple veut s'opposer à l'exécution de cet arrêt, et André s'en tient offensé ; on le conduit au supplice, et d'aussi loin qu'il envisage la croix qui lui est préparée, il la salue dans des ternies pleins d'amour et de tendresse ; il se fait une émotion populaire pour le délivrer : Eh quoi ! mes Frères, leur dit-il, êtes-vous donc jaloux de mon bonheur ? faut-il qu'en vous intéressant pour moi, vous conspiriez contre moi, et que, par une fausse compassion, vous me lassiez perdre le mérite d'une mort si précieuse ? Le juge intimidé s'offre à l'élargir, et André le rassure ; le juge commande qu'on le détache de la croix, et André proteste que c'est en vain, parce qu'il y est attaché par des liens invisibles que l'enfer même ne peut rompre, qui sont les liens de sa foi et de sa charité : s'il n'était en effet persuadé, penserait-il, parlerait-il, agirait-il, souffrirait-il de la sorte ? et, pour marquer que ses sentiments sont sincères, persisterait-il deux jours entiers dans le tourment le plus cruel : Biduo pendens (Act. mart. S. Andr.) ; publiant toujours que Jésus-Christ est le seul Dieu qu'il faut adorer, et que toute la sainteté, toute la prédestination des hommes est renfermée dans la croix ? Mais supposé le témoignage que saint André rendit à cette vérité, quelle conséquence les spectateurs de son martyre n'étaient-ils pas forcés de tirer en faveur de Jésus-Christ et de sa religion ? Considérant cet homme, d'ailleurs vénérable par l'intégrité de sa vie, illustre par les miracles qu'il avait faits au milieu d'eux, et qui, par sa conduite pleine de sagesse, s'était attiré le respect des ennemis mêmes de son Dieu ; le voyant, non pas mépriser ni braver la mort par une vaine philosophie, mais la désirer par un pur zèle de se conformer à son Sauveur crucifié ; aimer, par ce motif de christianisme, les deux choses que le monde abhorre le plus, savoir l'ignominie et la douleur ; et, malgré les révoltes de la nature, faire de la croix l'objet de son ambition et ses plus chères délices : tout païens qu'ils étaient, que pouvaient-ils conclure de là, sinon qu'il y avait dans cet apôtre quelque chose de surhumain, et que la chair et le sang n'ayant pu former en lui des sentiments si élevés au-dessus de l'homme, il fallait qu'ils lui vinssent de plus haut ? A moins qu'ils ne voulussent s'aveugler eux-mêmes et s'obstiner dans leur aveuglement, pouvaient-ils ne pas reconnaître qu'il n'y a que Dieu qui puisse inspirer à un homme mortel un amour de la croix si héroïque, et à moins qu'ils n'eussent des cœurs de pierre, quoique païens et infidèles, pouvaient-ils n'être pas touchés, n'être pas ébranlés, n'être pas changés par la vue d'un spectacle si surprenant et si nouveau ?

 

De là même aussi, mes chers auditeurs, suivit le succès prodigieux de la prédication de saint André, et la bénédiction que Dieu donna à son apostolat. Si nous en croyons les Actes de son martyre, de tout le peuple attentif à l'écouter prêchant sur la croix, à peine resta-t-il un païen qui, éclairé des lumières de la grâce et cédant à la force d'un tel exemple, ne renonçât à l'idolâtrie et ne confessât Jésus-Christ ; au lieu que Jésus-Christ crucifié avait pu dire ce que Dieu, par la bouche d'un prophète, disait à Israël : Tota die expandi manus meas ad populum non credentem (Isa., LXV, 2.) : J'ai tendu mes bras à un peuple rebelle et incrédule ; saint André eut au contraire la consolation de tendre les bras à un peuple docile, qui reçut sa parole avec respect, et qui s'y soumit avec joie, pour accomplir, ce semble, dès lors ce qu'avait dit le Fils de Dieu, que celui qui croirait en lui ferait non-seulement les mêmes œuvres, mais encore de plus grandes œuvres que lui : Qui credit in me, opera quœ ego facio, et ipse faciet, et majora horum faciet (Joan., XIV, 12.). Des milliers d'infidèles, que le supplice de cet apôtre avait rassemblés autour de sa croix, convertis par ce qu'ils ont vu et parce qu'ils ont entendu, s'en retournent glorifiant Dieu. De la ville de Patras, où Dieu, par le ministère d'André, opère ces effets miraculeux, le bruit, disons mieux, le fruit s'en répand dans toutes les provinces voisines ; on voit avec étonnement les temples des idoles abandonnés, le culte des démons aboli, le règne de la superstition détruit, le nom de Jésus-Christ partout révéré. Le frère même du proconsul, jusque-là zélé défenseur des fausses divinités, rend hommage à la vérité. Entre les Eglises naissantes, celle d'Achaïe, où saint André a souffert, devient en peu de jours la plus nombreuse et la plus fervente. Qui fait tout cela ? la foi d'un Dieu crucifié, prêchée par un apôtre crucifié ; je veux dire, le zèle d'un apôtre qui, à l'exemple de son maître, prêche la croix du haut de la croix, et qui, selon la belle expression de saint Jérôme, confirme, par son amour pour la croix, tout ce qu'il enseigne de l'obligation rigoureuse, mais indispensable, de porter la croix : Omnem doctrinam suam crucis disciplina roborans. En effet, donnez-moi un prédicateur de l'Evangile parfaitement mort à lui-même, sincère amateur de la croix, et qui dise de bonne foi avec saint Paul : Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo (Galat., VI, 14.) ; Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le monde ; rien ne lui résistera : avec cela, il triomphera de l'erreur, il confondra l'impiété, il exterminera le vice, il convertira les villes entières ; avec cela, les pécheurs les plus endurcis l'écouteront et le croiront, les libertins et les impies se soumettront à lui, les sensuels et les voluptueux subiront le joug de la pénitence : pourquoi ? parce que telle est, dit saint Jérôme, la vertu de la croix prêchée par un homme souffrant lui-même et mourant sur la croix : Omnem doctrinam suam crucis disciplina roborans.

 

Voilà donc, Chrétiens, le prédicateur que Dieu a suscité pour votre instruction : et qui peut dire à la lettre qu'il n'a point employé, en vous prêchant, les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais les effets sensibles de l'Esprit et de la vertu de Dieu ? Et sermo meus et prœdicatio mea, non in persuasibilibus humanœ sapientiœ verbis , sed in ostensione Spiritus et virtutis (1 Cor., II, 4.). Voilà celui que Dieu veut que vous écoutiez : c'est saint André sur la croix. Ne me considérez point, n'ayez nul égard ni à mes paroles ni à mon zèle, oubliez la sainteté de mon ministère ; je ne suis aujourd'hui, si vous voulez, qu'un airain sonnant et qu'une cymbale retentissante, et ce n'est point à moi de vous prêcher un Dieu crucifié ; c'est à cet apôtre, c'est à cet homme crucifié, dont la prédication, plus pathétique et plus efficace que la mienne, se fait encore entendre dans toutes les Eglises du monde chrétien, le voilà, dis-je, ce ministre irrépréhensible, ce prédicateur contre lequel vous n'avez rien à répliquer : mais que n'a-t-il pas à vous reprocher ? Il vous prêche encore maintenant le même Dieu qu'il a prêché aux Juifs et aux païens, un Dieu qui vous a sauvés par la croix. Le croyez-vous ? la vie que vous menez le fait-elle voir ? cet amour-propre qui vous domine, ces recherches de vous-mêmes, cet attachement servile à votre corps, cette attention à le ménager, à le flatter, à ne lui rien refuser ; ces commodités étudiées et affectées, cette horreur des souffrances et de la vraie pénitence ; en un mot, cette vie des sens, si opposée à l'esprit chrétien, cette vie molle et voluptueuse dont vous vous êtes fait une habitude : tout cela marque-t-il que vous êtes bien convaincus de la prédication de saint André ?

 

Ah ! mes chers auditeurs, si saint André nous avait prêché un autre Jésus-Christ et un autre Sauveur ; si dans le conseil de la sagesse éternelle il avait plu à notre Dieu de nous sauver par la joie, aussi bien qu'il lui a plu de nous sauver par la peine, et que saint André nous eût annoncé cet Evangile, ce nouvel Evangile ne s'accorderait-il pas parfaitement avec notre conduite ? Figurons-nous que cet apôtre vient aujourd'hui nous déclarer que ce n'est plus par la croix, mais par les plaisirs, que nous devons opérer notre salut ; figurons-nous que ce que je dis cesse d'être une supposition, et devient une vérité : y aurait-il en nous quelque chose à corriger et à réformer ? Répondez, mondains, répondez ; c'est à vous que je parle : interrogez votre cœur, et reconnaissez jusqu'où l'esprit du monde corrompu vous a porté : ce système de christianisme ne vous serait-il pas avantageux, et ne se rapporterait-il pas entièrement à votre goût et à vos idées ? Il faut donc de deux choses l'une, ou que votre vie soit un monstre dans l'ordre de la grâce, ou que saint André, avec toute la vertu et toute la force de son apostolat, ne vous ait pas encore persuadés ; que votre vie soit un monstre dans l'ordre de la grâce, si, croyant d'une façon, vous vivez de l'autre ; si, chrétiens de profession, vous êtes pharisiens d'esprit et de cœur ; si, reconnaissant que votre salut est attaché à la croix, vous ne laissez pas de fuir et d'abhorrer la croix : car qu'y a-t-il de plus monstrueux que cette contradiction ? Cependant, mes Frères, disait saint Bernard, tel est le caractère de mille chrétiens, disciples de la croix de Jésus-Christ, et tout ensemble ennemis de la croix de Jésus-Christ. Ou bien, mon cher auditeur, si vous vous piquez d'être de ces génies prétendus sages, qui agissent conséquemment, il faut que saint André, ni par l'autorité de son exemple, ni par l'efficace de sa parole, ne vous ait pas encore touché, puisque vous êtes toujours sensuel et idolâtre de votre corps. Ainsi je pourrais vous appliquer, au sujet de la croix de saint André, ce que saint Paul, en gémissant, disait aux Galates de celle du Sauveur : Ergo evacuatum est scandalum crucis (Galat., V, 11.). Malheur à vous, mon Frère, qui, par votre infidélité, vous êtes rendu inutile l'exemple de ce glorieux apôtre, et pour qui le scandale, c'est-à-dire le mystère de la croix , est anéanti ! Ergo evacuatum est scandalum crucis. Ou vous a dit cent fois, et il est vrai qu'au jugement de Dieu , la croix de Jésus-Christ paraîtra pour vous être confrontée ; l'Evangile même nous l'apprend : Et tunc parebit signum Filii Hominis (Matth., XXIV, 30.) ; mais outre la croix de Jésus-Christ, on vous en confrontera une autre, c'est celle de saint André. Oui, la croix de cet homme apostolique, après lui avoir servi de chaire pour nous instruire, lui servira de tribunal pour nous condamner. Voyez-vous ces infidèles ? nous dira-t-il : la vue de ma croix les a convertis ; de païens qu'ils étaient, j'en ai fait des chrétiens, et de parfaits chrétiens. Voilà ce qui nous confondra : et ne vaut-il pas mieux dès aujourd'hui commencer à nous confondre nous-mêmes, et par cette confusion salutaire et volontaire prévenir une confusion forcée, qui ne nous sera pas seulement inutile, mais très funeste ? Il faut, Chrétiens, qu'à l'exemple de saint André, nous soyons et les sectateurs et les prédicateurs mêmes de la croix. Je dis les prédicateurs ; et comment ? en portant sur nos corps la mortification de Jésus-Christ : Semper mortificationem Jesu Christi in corpore nostro circumferentes (2 Cor., IV, 10.). Car en la portant sur nos corps, nous en ferons connaître aux hommes le mérite et la vertu : Ut et vita Jesu manifestetur in corporibus nostris.

 

Ne concevez point ceci comme impossible, ni même comme difficile. Je vous l'ai dit : le saint usage des afflictions et des croix de cette vie, l'acceptation humble et soumise de celles que Dieu nous envoie, la résignation à celles que le monde nous suscite, notre patience dans les calamités ou publiques ou particulières, dans les pertes de biens, dans les maladies, tout cela prêchera pour nous, et nous prêcherons par tout cela. C'est ainsi que saint André a trouvé sur la croix l'accomplissement de son apostolat.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ANDRÉ

 

 

Saint André

SAINT ANDRÉ, Le Greco

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