Ravenne, mère des cités, convoque aujourd'hui l'univers à célébrer l'évêque martyr dont les travaux firent plus pour son éternelle renommée que la faveur des empereurs et des rois. Du milieu de ses antiques monuments la rivale de Rome, aujourd'hui déchue, n'en montre pas moins fièrement la chaîne ininterrompue de ses Pontifes, remontant jusqu'au Vicaire de l'Homme-Dieu par Apollinaire, qu'ont exalté dans leurs discours les Pères et Docteurs de l'Eglise universelle, ses successeurs et ses fils. Plût au ciel que toujours la noble ville se fût souvenue de ce qu'elle devait à Pierre !
Pour suivre uniquement le Prince des Apôtres, Apollinaire, oubliant famille, patrie , avait tout quitté. Or, un jour, le maître dit au disciple : "Pourquoi restes-tu assis avec nous ? Voilà que tu es instruit de tout ce que Jésus a fait : lève-toi, reçois le Saint-Esprit, et va vers cette ville qui ne le connaît pas". Et le bénissant, et lui donnant le baiser, il l'envoya au loin. Scènes sublimes de séparation, fréquentes en ces premiers temps, bien des fois répétées depuis, et qui font dans leur héroïque simplicité la grandeur de l'Eglise.
Apollinaire courait au sacrifice. Le Christ, dit saint Pierre Chrysologue, se hâtait au-devant du martyr, le martyr précipitait le pas vers son Roi : l'Eglise qui voulait garder cet appui de son enfance se jeta au-devant du Christ pour retarder, non le combat, mais la couronne ; et durant vingt-neuf ans, ajoute Pierre Damien, le martyre se poursuivit à travers d'innombrables tourments, de telle sorte que les labeurs du seul Apollinaire suffirent à ces contrées qui n'eurent point d'autre témoin de la foi par le sang. Selon les traditions de l'Eglise qu'il avait si puissamment fondée, la divine Colombe intervint directement et visiblement par douze fois, jusqu'à l'âge de la paix, pour désigner chacun des successeurs d'Apollinaire.
Voici les lignes consacrées dans la sainte Liturgie à l'histoire du vaillant apôtre :
Apollinaire vint d'Antioche à Rome avec le Prince des Apôtres qui l'ordonna évêque, et l'envoya à Ravenne prêcher l'Evangile du Seigneur Christ. Nombreuses furent les conversions à la foi qu'il y fit ; d'où il advint que, saisi par les prêtres des idoles, il fut frappé cruellement. Il arriva qu'ensuite, à sa prière, un noble personnage du nom de Boniface recouvra la parole que depuis longtemps il avait perdue, et vit sa fille délivrée de l'esprit immonde : d'où nouveau soulèvement contre l'apôtre. Battu de verges, on le fait marcher pieds nus sur des charbons ardents, lesquels ne lui faisant nul mal, on le chasse de la ville.
Après être resté caché quelque temps en compagnie de chrétiens, il partit pour l'Emilie, où la fille du patrice Rufinus qui était morte fut par lui rappelée à la vie : ce qui détermina la famille tout entière de Rufinus à croire en Jésus-Christ. Fortement courroucé, le préfet mande Apollinaire et lui signifie sévèrement d'avoir à cesser de propager la foi du Christ en la ville. Apollinaire, n'ayant tenu aucun compte de ses ordres, est torturé sur le chevalet, on répand sur ses plaies de l'eau bouillante, et on lui meurtrit la bouche avec une pierre ; après quoi on l'enferme en prison chargé de fers. Jeté le quatrième jour sur un vaisseau qui l'emporte en exil, il fait naufrage et vient en Mysie, d'où il passe aux bords du Danube, puis en Thrace.
Dans un temple de Sérapis, le démon refuse de donner ses réponses, tant qu'il y aurait là un disciple de l'Apôtre Pierre ; cherché longtemps, trouvé enfin, Apollinaire est contraint de reprendre la mer. Ainsi revient-il à Ravenne. Mais accusé par les mêmes prêtres des idoles, on le remet à la garde d'un centurion qui honorait en secret le Christ et renvoie de nuit Apollinaire. A cette nouvelle, les satellites sont mis à sa poursuite, le rejoignent sur la route et l'accablent de coups, le laissant pour mort. Recueilli par les chrétiens, il quitta cette vie sept jours après, couronné de la gloire du martyre et les exhortant à la constance dans la foi. Son corps fut enseveli près du mur de la ville.
Instruits par Venance Fortunat venu de Ravenne en nos régions du Nord, nous saluons de loin votre glorieuse tombe. Répondez-nous par le souhait que vous formuliez durant les jours de votre vie mortelle : Que la paix de notre Seigneur et Dieu Jésus-Christ repose sur vous ! La paix, don parfait, premier salut de l'apôtre et consommation de toute grâce : combien vous l'avez appréciée, combien vous en fûtes jaloux pour vos fils, même après avoir quitté la terre ! C'est elle qui vous fit obtenir du Dieu de paix et de dilection cette intervention miraculeuse par laquelle si longtemps furent marqués les pontifes qui devaient après vous s'asseoir en votre chaire. Vous-même n'apparûtes-vous pas un jour au Pontife romain, pour lui montrer dans Chrysologue l'élu de Pierre et d'Apollinaire ? Et plus tard, sachant que les cloîtres allaient devenir l'asile de cette divine paix bannie du reste du monde, vous vîntes en personne par deux fois solliciter Romuald d'obéir à l'appel de la grâce et d'aller féconder le désert.
Pourquoi faut-il qu'enivré de faveurs qui partaient de la terre, plus d'un de vos successeurs, que ne désignait plus, hélas ! la divine Colombe, ait oublié si tôt les leçons laissées par vous à votre Eglise ? Fille de Rome, ne devait-elle pas se trouver assez grande d'occuper entre ses illustres sœurs la première place à la droite de la mère ? Du moins l'Evangile même chanté depuis douze siècles et plus peut-être, en la solennité de ce jour, aurait-il dû la protéger contre les lamentables excès appelés à précipiter sa déchéance. Rome, avertie par de trop regrettables indices, prévoyait-elle donc déjà les sacrilèges ambitions des Guibert, quand son choix se fixait sur ce passage du texte sacré : Il s'éleva une contestation parmi les disciples, à qui devait passer pour le plus grand ? Et quel commentaire, à la fois plus significatif et plus touchant, pouvait-on donner à cet Evangile, que les paroles de Pierre même en l'Epître : "Les vieillards qui sont parmi vous, je les supplie, moi vieillard comme eux et témoin des souffrances du Christ, de paître le troupeau, non dans un esprit de domination sur l'héritage du Seigneur, mais en étant ses modèles dans le désintéressement et l'amour ; que tous s'animent à l'humilité mutuellement, car Dieu résiste aux superbes, et il donne sa grâce aux humbles". ( I Petr. V, 1-11)
Faites, ô Apollinaire, que pasteurs et troupeau, dans toutes les Eglises, profitent maintenant du moins de ces apostoliques et divines leçons, pour que tous un jour nous nous trouvions assis à la table éternelle où le Seigneur convie les siens près de Pierre et de vous dans son royaume.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique