Nous connaissons déjà les athlètes généreux dont la victoire excite aujourd'hui l'allégresse de l'Eglise. Dans le récit qu'elle consacre le 20 janvier à son grand martyr et défenseur saint Sébastien, Marc et Marcellien apparaissent comme la plus illustre conquête du vaillant chef des cohortes prétoriennes. D'autres héros, gagnés au Christ par son zèle intrépide, remplissent de leurs noms les fastes sacrés du Martyrologe ; mais c'est à l'occasion des deux chevaliers romains dont ce jour rappelle le triomphe, que Sébastien, préparant par l'apostolat son propre martyre, engendra au Seigneur tant de valeureux chrétiens qui forment autour de lui une phalange glorieuse.
La captivité, les tourments pour la foi, la condamnation à mort, n'avaient point ébranlé le courage des deux frères. Une épreuve plus terrible leur était réservée, dans le spectacle de la désolation où cette sentence plongea tous ceux qu'ils aimaient sur la terre ; leur famille, qui n'était point chrétienne, n'avait pas assez de larmes pour déplorer un tel sort. Le père, la mère, chargés d'années, les femmes des confesseurs amenant avec elles leurs petits enfants, reprochaient aux soldats du Christ l'abandon où leur mort allait les réduire tous. Sébastien, qui profitait des libertés que lui donnait son titre pour fortifier les chrétiens dans les prisons, était présent à la scène ; son noble cœur comprit l'affreux combat livré dans ces âmes que rien de personnel n'avait pu émouvoir. Allant lui-même au-devant de la mort en se révélant chrétien dans une telle circonstance, il raffermit les martyrs. Dieu donna en outre une efficacité si grande à ses paroles, qu'elles convertirent tous les païens présents. Marc et Marcellien eurent la joie de voir ceux dont les plaintes déchirantes avaient tout à l'heure un si douloureux retentissement dans leurs âmes, applaudir maintenant à leur constance et demander le baptême. Aussi montrèrent-ils un bonheur sans mélange dans le redoutable supplice qui ouvrit devant eux le ciel, et que raconte leur courte Légende :
Marc et Marcellien, nés à Rome, étaient frères. Traduits pour la foi chrétienne devant le préfet Fabien, ils furent attachés à un poteau, les pieds fixés par des clous. Repentez-vous, malheureux, disait le juge, et délivrez-vous de ces tourments. Mais ils répondaient : Jamais, dans aucun festin, nous n'avons goûté de délices comparables à celles que nous éprouvons dans ces souffrances volontaires pour Jésus-Christ ; c'est maintenant que nous sommes fixés dans son amour ; plaise à lui de nous laisser souffrir ainsi, aussi longtemps que nous serons revêtus de ce corps corruptible ! Ils passèrent un jour et une nuit dans ce supplice, chantant les louanges de Dieu. Enfin on les perça de traits, et ils parvinrent en cette façon à la gloire du martyre.
Leurs corps furent ensevelis sur la voie Ardéatine.
L'Esprit-Saint vous remplissait de sa force, glorieux martyrs ; et l'amour qu'il versait dans vos cœurs changeait en délices des tourments qui effraient notre faible courage. Mais combien peu, en effet, devaient compter pour vous les souffrances de ce corps périssable, après avoir triomphé des tortures de l'âme ! La désolation de ceux que vous aimiez plus que la vie, et qu'il vous fallait laisser dans un désespoir en apparence sans issue, fut bien le point culminant de votre martyre. Celui-là seul ne le comprendrait pas, qui mériterait le reproche fait par saint Paul aux païens de son temps d'être sans affection : or, quand le monde présentera de nouveau cette note odieuse, ce sera le signe des derniers jours, dit encore l'Apôtre.
Et pourtant l'amour humain le plus pur doit céder à celui de Dieu : "Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, dit le Seigneur, n'est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi". Vous le comprîtes, ô saints martyrs ; vos proches, qui cherchaient à vous séparer du Seigneur, n'allaient plus être que des ennemis à vos yeux. Et au même moment, le Seigneur, qu'on ne dépasse point en générosité, vous rendait ces êtres si chers, en les prenant, par un miracle de sa grâce, avec vous et comme vous pour lui-même.
Ainsi complétez-vous les enseignements qui nous furent donnés dans ces derniers jours par sainte Julitte et saint Cyr, par saint Vite et ses glorieux compagnons. Faites, ô vainqueurs de si rudes combats, que le courage et l'amour croissent en nous dans la même mesure que la lumière et la connaissance de nos devoirs envers Dieu.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique