Par un pèlerin
Et ce n’est pas parmi leur Caucasie
Que nous irons chercher un temple de la gloire.
Mais c’est beaucoup plus près et dans notre Austrasie
Que nous avons connu nos temples de mémoire.
Et ce ne sera pas parmi leur Malaisie
Que nous irons chercher une âme plus profonde.
Et ce ne sera pas parmi leur Silésie
Que nous irons placer la flèche unique au monde.
Mais c’est beaucoup plus près, dans notre plate Beauce,
Que nous avons dressé la flèche inimitable.
Et c’est ici tout près, dans une étroite fosse,
Que viendra nous chercher notre grand connétable.
Et ce ne sera pas parmi leurs hérésies
Que nous rechercherons notre dernier destin.
Et ce ne sera pas dans leurs Mélanaisies
Que nous verrons lever notre dernier matin.
Et ce ne sera pas dans leur Micronésie
Qu’on nous convoquera pour un dernier festin.
Mais c’est beaucoup plus près, dans notre Tunisie,
Que nous avons connu le grand saint Augustin.
Et ce ne sera pas dans une île lointaine
Qu’on sonnera pour nous notre suprême glas.
Mais c’est beaucoup plus près, et dans notre Lorraine,
Que nous avons connu le grand saint Nicolas.
Et ce ne sera pas ces faussement paternes
Qui nous remplaceront un père paternel
Et ce ne sera pas leurs antiques lanternes
Qui nous remplaceront le soleil éternel.
Et ce ne sera pas leurs lampadaires ternes
Qui nous remplaceront un soleil solennel.
Et ce ne sera pas leurs grimaces paternes
Qui nous remplaceront notre père éternel.
Et ce ne sera pas ces simili faux frères
Qui nous remplaceront un frère fraternel.
Et ce ne sera pas leurs simili misères
Qui nous remplaceront un ventre maternel.
Et ce ne sera pas leurs simili misères
Qui nous introduiront aux siècles absolus.
Et ce ne sera pas ces simili faux frères
Qui nous remplaceront notre frère Jésus.
Et ce ne sera pas ces simili baigneurs
Qui nous introduiront aux climats absolus.
Et ce ne sera pas ces simili seigneurs
Qui nous remplaceront notre seigneur Jésus.
Et ce ne sont pas ces simili fraudeurs
Qui nous introduiront aux sources résolues.
Et ce ne seront pas ces simili grandeurs
Qui nous introduiront aux grandeurs absolues.
Et ce ne sera pas leurs simili tendresses
Qui nous remplaceront un mot de notre mère.
Et ce ne sera pas leurs simili détresses
Qui nous remplaceront une auguste misère.
Et ce ne sera pas leurs simili caresses
Qui nous remplaceront les yeux de notre mère.
Et ce ne sera pas leurs simili détresses
Qui nous remplaceront une juste misère.
Et ce ne sera pas leurs savants aqueducs
Qui nous remplaceront une source tarie.
Et ce ne sera pas leurs miracles caducs
Qui nous remplaceront notre mère Marie.
Et ce ne sera pas dans leurs bateaux-lavoirs
Qu’on nous effacera la tache originelle.
Et ce ne sera pas parmi leurs abreuvoirs
Que nous étancherons notre fièvre charnelle.
Seule vous le savez nos soirs du mois de mai
Ne valent pas le quart de vos plus durs décembres.
Et notre plus beau soir et le plus embaumé
N’est qu’un pâle reflet de vos mornes novembres.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914
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