Et la terre est chargée, et c’est la son office,
De découper les bords de notre âge réel,
Sans aucun appareil, sans aucun artifice,
Du premier jour des Rois jusqu’au dernier Noël.
Et la vie est chargée, et c’est là son affaire,
De marcher tout le long de notre âge réel.
Et nul ne peut changer, et nul ne peut défaire
La courbe qu’elle inscrit jusqu’au dernier Noël.
Et la vie est chargée, et c’est là son affaire
D’enregistrer l’ampleur de notre âge réel.
Nul ne peut altérer, nul ne peut redéfaire
Le tracé qu’elle inscrit jusqu’au dernier Noël.
C’est la terre qui gagne et la terre qui plaide
Et qui fait le procès de nos vieillissements
Et qui fait une belle et qui fait une laide
Et qui fait le tracé de nos bannissements.
C’est la terre qui gagne et la terre qui compte
Et qui fait le procès de nos inscriptions
Et qui fait le mémoire et qui fait le décompte
Et qui fait le tracé de nos descriptions.
C’est la terre qui gagne et la terre qui compte
Et qui fait le procès de nos endossements
Et qui fait le sommaire et qui règle le compte
Et qui fait le tracé de nos efforcements.
C’est la terre qui mord et la terre qui compte
Et qui fait le procès de nos consomptions
Et qui règle l’histoire et qui règle le conte
Et qui fait le tracé de nos rédemptions.
C’est la terre qui gagne et la terre qui marque
Et qui fait le procès de nos morcellements
Et qui nous introduit près du plus grand monarque
Et qui fait le tracé de nos nivellements.
C’est la terre qui gagne, qui mord, et qui accroît
Et qui fait le procès de nos accroissements
Et qui nous introduit auprès du plus grand roi
Et qui fait le tracé de nos dépassements.
Et la terre enregistre et fait le relevé.
Elle inscrit pour toujours la creuse inscription.
Du pain spirituel, du grain de sénevé
Elle fait l’inventaire et la description.
Et la terre enregistre et c’est elle qui toise
Et qui fait la grandeur ou l’inepte bassesse
Et Lutèce et Paris et Nanterre et Pontoise
Et la dame d’atour et la jeune princesse.
Et la terre mesure et c’est elle qui trace
La courbe et le graphique et l’enregistrement.
Et qui fait un orgueil et qui fait une race
Et qui fait une assise et un effondrement.
Et la terre mesure et c’est elle qui trace
La courbe et le graphique et l’enregistrement.
Et qui fait une ligne et qui fait une race
Et qui fait un royaume et un démembrement.
C’est la terre qui gagne et c’est elle qui fait
Un établissement et qui fait un débris
Et c’est elle en principe et c’est elle en effet
Qui fait les cheveux blonds et fait les cheveux gris.
C’est la terre qui gagne et c’est elle en effet
Avant les cheveux blancs qui fait les cheveux gris
Et c’est elle qui marque et c’est elle qui fait
Fleurir les cheveux d’or et notre beau Paris.
C’est la terre qui note et c’est elle en effet
Après les cheveux blonds qui fait les cheveux gris
Et c’est elle qui cote et c’est elle qui fait
Neiger les cheveux blancs de notre vieux Paris.
C’est elle qui découpe un immense parvis
Sous les pas de Dieu même et devant Notre Dame.
C’est elle qui recule aux horizons de l’âme
L’immense espacement de notre grand Paris.
C’est elle qui déroule un immense tapis
Sous les pieds de Dieu même et devant Notre Dame.
C’est elle qui recule aux horizons de l’âme
Les immenses destins du temporel Paris.
Rien ne peut suppléer cet enregistrement
Et cette inscription et cette expérience.
Rien ne peut remplacer le jour de l’échéance
Et la procession et le dénombrement.
Charles PÉGUY, Ève
Cahiers de la Quinzaine, 1914