L’immense écrasement de ce morne horizon

Et ce ne sera pas ces pauvres frénétiques
Qui viendront nous chercher sous les myrtes épais.
Et ce ne sera pas leurs faces fanatiques
Qui viendront nous donner notre baiser de paix.

Et ce ne sera pas ces aristotéliques
Qui viendront nous chercher sous les lauriers épais.
Et ce ne sera pas leurs lèvres faméliques
Qui viendront nous donner notre baiser de paix.

Une autre, une autre lèvre un peu plus catholique
Mettra sur nos deux yeux notre baiser de paix.
Une main moins aveugle et plus apostolique
Saura nous retrouver sous les hêtres épais


Et ce n’est pas ces dents et ces lèvres flétries
Qui viendront nous donner notre baiser de paix.
Et ce ne sera pas ces enquêteurs épais
Qui viendront nous chercher jusque dans notre patrie.

Et ce n’est pas leurs dents et leur lèvre flétrie
Qui viendra nous donner notre baiser de paix.
Et ce ne sera pas ces malfaiteurs épais
Qui viendront nous chercher jusqu’en notre patrie.

Et ce ne sera pas leurs faces exécrées
Qui viendront nous chercher sous les trembles épais.
Et ce ne sera pas à leurs lèvres sucrées
Que nous demanderons notre baiser de paix.

Et ce ne sera pas leurs faces échancrées
Qui viendront nous chercher sous les ormes épais.
Et ce n’est pas leurs dents et leurs lèvres nacrées
Qui viendront nous donner notre baiser de paix.

Une autre, une autre lèvre et un peu plus sacrée
Mettra sur nos deux yeux notre baiser de paix.
Une main moins aveugle un peu plus consacrée
Saura nous retrouver sous les chastes cyprès.


Une main diligente ensemble que sacré
Saura nous retrouver dans la forêt épaisse.
Une peine indulgente et pourtant consacrée
Saura se retrouver dans le genre et l’espèce.

Et ce ne sera pas ces pâles muscadins
Qui nous soulèverons nos nuques soulagées.
Et ce ne sera pas ces inertes gandins
Qui nous délaveront nos faces ravagées.

Et ce ne sera pas leurs faces abhorrées
Qui viendront nous chercher sous les pommiers épais.
Et ce ne sera pas leurs lèvres déflorées
Qui viendront nous donner notre baiser de paix.

Et ce ne sera pas ces fades galantins
Qui viendront nous chercher dans notre pourriture.
Et ce ne sera pas ces maussades pantins
Qui nous retourneront dans l’outrage et l’ordure.

Et ce ne sera pas ces fades plaisantins
Qui viendront nous chercher dans notre turpitude.
Et ce ne sera pas ces aimables pantins
Qui nous ramasseront notre décrépitude.


Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui viendront nous lever les portes de nos geôles.
Et ce ne sera pas par dessus leurs épaules
Que nous contemplerons un immense horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui viendront nous nommer au seuil de nos geôles.
Et ce ne sera pas par dessus leur épaule
Que nous nous heurterons au mur de l’horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui nous appelleront au seuil de notre geôle.
Et ce ne sera pas par dessus leur épaule
Que nous contemplerons un immense horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui viendront nous cueillir au seuil de notre geôle.
Et ce ne sera pas par-dessus leur épaule
Que nous regardons les bords de l’horizon

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui viendront nous lever nos registres d’écrous.
Et qui feront peser sur la peau de nos cous
L’immense écrasement de ce morne horizon.


Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui viendront nous lever de nos pâles écrous.
Et qui feront peser sur la peau de nos cous
Le plat écrasement d’un immense horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui nous appelleront par nos noms de baptême.
Et qui révoqueront l’implacable anathème
Suspendu par dessus les bords de l’horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui nous appelleront par nos noms de baptême.
Du nom des saints patrons qui font tous notre thème
Et qui tiendront le coup aux bords de l’horizon.

Et ce ne sera pas ces gardiens de prison
Qui nous appelleront par nos noms de famille.
Du nom de notre père et du fil en aiguille
Du nom de notre aïeul et jusqu’à l’horizon.

Du nom de notre race et de notre paroisse.
Du nom de notre Christ et notre rédempteur.
Du nom de votre grâce et du premier auteur.
Du nom de notre peine et notre morne angoisse.


Il n’iront pas chercher dans la dernière alcôve
Le nom qui nous distingue et le nom qui nous perd.
Le nom qui nous assemble et le nom qui nous sert.
Le nom qui nous contente et le nom qui nous sauve.

 

 

Charles PÉGUY, Ève

Cahiers de la Quinzaine, 1914

 

Chartres en arrivant par la route d'Ablis - carte postale Greff, sans date

Chartres en arrivant par la route d'Ablis - carte postale Greff, sans date

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article