Les Cathédrales de France : Chartres, quelle formidable et douce magnificence

Je suis toujours étonné de la présence, à Chartres, de ces pilastres Renaissance, avec ces jolis ornements symétriques qui, du haut en bas, dessinent des arabesques si gracieuses.

 

Des rubans qui se déroulent, des brûle-parfums ; des oiseaux dont le col s’allonge démesurément et se penche pour picorer des feuilles, des fruits ; d’autres, qui font penser au phénix, boivent des flammes dans des cornes d’abondance. Des feuillages tombent en fil à plomb pour marquer la ligne qui rattache cette frêle arabesque à la composition entière, du haut en bas. Dans tous les centres, des tablettes chargées d’inscriptions. Sur les côtés, des lézards et l’oiseau symbolique qu’on revoit partout depuis le Roman. Sur les côtés encore, des rinceaux. Et des satyres s’échappent des vases, qui entourent de leurs bras des femmes, des enfants. Et des sirènes adorables, enveloppées de feuilles jusqu’aux cuisses. Et des anges qui s’amusent à fesser de petits satyres. Et ces deux autres satyres, les faces dressées haut, qui portent à bras tendus un candélabre. Et cet autre satyre encore qui tient tout un service sur sa tête…

Les auteurs de ces petites merveilles sont les élèves de Rabelais, ou ses émules.

 

La musique religieuse, sœur jumelle de cette architecture, achève d’épanouir mon âme et mon intelligence. Puis elle se tait ; mais longtemps encore elle vibre en moi, m’aidant à pénétrer dans la vie profonde de toute cette beauté qui ne cesse de se renouveler, qui se transforme selon les points d’où on la contemple : déplacez-vous d’un mètre ou deux, tout change ; pourtant, l’ordre général persiste, comme l’unité variée d’un beau jour. — Les antiennes et les répons grégoriens ont aussi ce caractère de grandeur unique et diverse ; ils modulent le silence comme l’art gothique modèle l’ombre.

 

Quelle formidable et douce magnificence !

 

Jamais je n’ai senti aussi nettement la grandeur du génie de l’homme. Je me sens grandir moi-même sous l’afflux de l’admiration. Ainsi renaîtrait un peuple qui prendrait la peine de regarder, qui chercherait à comprendre. Et, sans répit, je crie aux miens : Il n’y a rien d’aussi beau à voir, rien d’aussi utile à étudier que nos Cathédrales françaises, et entre toutes celle-ci ! Pourquoi êtes-vous devenus aveugles, héritiers des voyants qui accomplirent le chef-d’œuvre ?…

 

Maintenant, la musique, confusément entendue tout à l’heure, se précise et se règle. La joie de tant d’âmes, par elle charmées d’âge en âge, sourd de cette Cathédrale, qui est elle-même une musique, et ce sont comme deux harmonies qui se poursuivent, se rejoignent, se fondent amoureusement. La vie s’élance de l’ombre et monte au faite en spirales lumineuses, mélodieuses. Je perçois des voix d’anges…

 

Quels mots pourraient rendre le bonheur qui m’investit de toutes parts, cet étonnement ravi d’une âme qui soudain se sent ailée, parmi l’ombre nuancée qui chante ?

 

Cette poussière de lumière, ce scintillement de l’ombre que Rembrandt nous a fait admirer, ne vous les a-t-il pas empruntés, Cathédrales ? Lui seul, du moins, a su, par un autre art, exprimer, définir en le transposant, le miracle, l’inépuisable richesse de ces modelés de l’ombre.

 

 

Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris

Chapitre XII, CHARTRES

 

Cathédrale Notre-Dame de Chartres, Bénitier

Cathédrale Notre-Dame de Chartres, Bénitier

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