Les Cathédrales de France : L’Ange de Chartres

Quelle est cette ligne archaïque ?

— L’Ange ! L’Ange de Chartres !

Je tourne autour de lui, je l’étudie, et ce n’est pas la première fois, et comme toujours c’est avec insistance.

Je veux comprendre !

… Et les heures ont passé. Je pars, épuisé de mes efforts, inquiet…

 

Mais le soir, je reviens. J’admire, et il me semble que je pourrai mieux préciser les motifs de mon admiration, maintenant qu’il n’y a plus de soleil sur l’Ange. Je suis dispos comme un bon ouvrier ; ma tâche est de comprendre, et je rassemble dans ce but toutes mes forces. Je contemple.

Et toujours le miracle m’éblouit. Cette fierté ! Cette noblesse ! L’Ange de Chartres est comme un oiseau perché sur l’angle de quelque haut promontoire ; comme un astre vivant dans une solitude, rayonnant sur ces grandes assises de pierre. L’opposition est vive entre ce Solitaire et les foules assemblées sous le portail, où tout est comblé de figures sculptées et mouvantes.

 

Je me rapproche encore, puis je recule, vers la gauche, tâchant de mettre au point la beauté de cet être adorable… Par intervalles, je comprends.

Sa tête paraît comme une sphère ailée. Ses draperies sont admirables de souplesse, surplissées sur des tuniques.

Quel cadre lui font les puissants repos des contreforts !

Du haut de sa solitude il regarde avec joie la ville dans une attitude d’annonciateur.

Il porte l’heure sur sa poitrine, et s’offre de profil, le corps effacé, glissé comme une feuille d’acanthe.

 

Que ce corps est chaste ! Ce n’est pas la Samothrace, qui, voluptueuse, se montre nue sous le voile plaqué, collé, des draperies. Ici, la modestie règne. Le vêtement commente austèrement les formes, sans toutefois les priver de leur grâce ; mais il faut un grave motif pour qu’une jambe, un bras avance et fasse saillie.

 

L’Ange est un point dans cet immense soubassement, comme une étoile dans le firmament encore obscur. Il a un profil pieux, plein de sagesse. Il apporte la Somme de toutes les philosophies. L’heure se marque sur lui comme une sentence sur un livre. Avec quel recueillement il tient et nous montre cette heure, qui blesse et qui tue !

 

Profonde signification de ce geste ; bienfaisante, vigilante intention du sculpteur qui l’a trouvé, voulu. Le cadran solaire, c’est le régulateur : Dieu nous dirige ainsi, intervient ainsi sans cesse dans notre vie par l’intermédiaire du soleil. Cet Ange porte donc sur sa poitrine la loi et la mesure qui procèdent de l’astre, et de Dieu. Le travail journalier de l’homme se divinise, à se régler selon les vibrations de cette lumière divine.

Ou bien, cet Ange serait-il un sphinx ? Nous demande-t-il la signification de l’heure ? Non ! il protège la ville. Sa beauté impose le sentiment de l’équilibre à mon âme qui s’élève vers lui.

 

Cet annonciateur surgit du fond des temps anciens pour venir à nous, avec quelle autorité ! Il est plus moderne que nous, il a plus de vie, de fraicheur, d’énergie.

 

Dans sa posture d’envoyé, il s’incline un peu, et ce mouvement évoque celui de l’épervier qui s’élance. À ce détail on reconnait une inflexion chère à l’art gothique, ce mouvement de révérence que donne le crochet. — Le profil changera, au temps de la Renaissance, pour exprimer le désir et la volupté. D’ascétique, il deviendra, avec Michel-Ange, riche, abondant…

 

Le Gothique lui laisse la grandiose simplicité de l’ordre tranquille, cette admirable lenteur, ces charmes réunis de la danse et de l’architecture. La modestie confère une majesté, un sens profond à tous les gestes de la figure, à tous les détails de la composition. Ange vraiment céleste, astre lui-même, il tient le cadran comme un astre. On pense, en le regardant, que l’heure est la résultante de la procession silencieuse des astres dans le ciel.

 

Bel être, sans sexe, sirène, Ange, tu es adorable de grâce, tu possèdes la ligne de souplesse, la ligne oblique balancée, presque de danse, équilibre que l’œil adore avec mélancolie, qui parle d’enlacement et d’instabilité !

Tu as été conçu par des cerveaux héroïques, tu es le dernier vestige d’un siècle sublime.

 

— Lecteurs, allez voir l’Ange de Chartres.

Il est encore là ; pour combien de jours ?

 

 

Auguste RODIN, Les Cathédrales de France, Librairie Armand Colin, 1914, Paris

Chapitre XII, CHARTRES

 

L''Ange au cadran, anciennement placé sur la façade du clocher, actuellement à la crypte

L''Ange au cadran, anciennement placé sur la façade du clocher, actuellement à la crypte

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