La Seine à Paris - Les train de bois

Sauf des exceptions tellement minimes qu’il est inutile d’en parler, tout le bois qui se consomme à Paris, bois à brûler et bois à œuvrer, arrive par la Seine en bûches, en perches, en grume et parfois même en poutres débitées.

 

C’est une industrie bien primitive que celle du flottage, et, à en voir l’extrême simplicité, on pourrait croire qu’elle a existé de tout temps et qu’elle remonte à l’époque où l’arche de Noé voguait sur les eaux du déluge. Il n’en est rien, et relativement elle est assez récente. En 1549, un marchand de bois parisien nommé Jean Rouvet, voyant que les forêts voisines de la capitale s’épuisaient, et comprenant que le moment n’était pas éloigné où le combustible manquerait, car les routes étaient rares en ce bon vieux temps, imagina de faire servir les ruisseaux, puis les rivières et enfin la Seine à charrier vers Paris le bois nécessaire aux besoins des habitans. On se moqua du bonhomme, on le traita de fou ; il eut cela de commun avec la plupart des inventeurs. il n’en démordit pas, se rendit dans le Morvan, acheta une partie de forêt, la fit abattre, la jeta à l’eau, la réunit, en fit des trains et les conduisit triomphalement au quai de la Grève. L’exemple était donné, on l’imita et l’on fit bien.

 

En 1556, un autre marchand, René Arnould, perfectionna la construction des trains et les amena à l’état où nous les voyons encore aujourd’hui. Le bois étant abattu et dépecé à une longueur moyenne déterminée, chaque bûche est timbrée d’une estampille particulière indiquant à qui il appartient, puis on l’abandonne au ruisseau voisin, auquel on a eu soin de faire un barrage en aval, à l’endroit où il tombe dans une rivière. Là on fait le tri (les ouvriers chargés de cette besogne se nomment les triqueurs), on groupe ensemble tous les morceaux de bois appartenant au même individu, et l’on en fait un train qui est toujours composé d’une façon invariable. On divise le train en 576 parties égales, préparées séparément et qu’on nomme les mises, on assemble ces mises quatre par quatre ; ainsi réunies, elles sont des branches. Quand les 72 branches sont faites, on les groupe en dix-huit portions, dont chacune forme un coupon ; neuf de ces coupons rattachés ensemble deviennent une part, la part d’avant et la part d’arrière ; ces deux parts, solidement liées l’une à l’autre, complètent le train, qui, ainsi parachevé, est prêt pour le flot. Ainsi un train se compose de deux parts, de dix-huit coupons, de soixante-douze branches et de cinq cent soixante-seize mises ; les cordes en osier qui servent à faire un tout de ces divers élémens s’appellent, comme au temps où Jean Rouvet les employa pour la première fois, des harts. Par suite d’une vieille coutume traditionnelle, tout individu, quel qu’il soit, homme, femme ou enfant, qui travaille à trier, à empiler le bois, à confectionner le train, a le droit de brûler sur place ce dont il a besoin pour son usage personnel tout le temps qu’il travaille ; de plus chaque soir il reçoit le faix, c’est-à-dire un certain nombre de bûches équivalant à son faix, à ce qu’il peut emporter sous son bras.

 

Les trains voyagent deux par deux et forment ainsi un couplage. Chacun est dirigé par deux hommes : l’un, le flotteur, qui se tient à l’avant, dirige la navigation, se sert du pieu de nage pour guider son long serpent de bois à travers les méandres du fleuve ; l’autre, qui est un apprenti dont la place est à l’arrière, et qui à cause de cela est surnommé le petit derrière. Quand les trains arrivent vers Paris, on les gare au Port-à-1’Anglais, près de Charenton ; là les conducteurs reçoivent de l’un des inspecteurs des différens ports de Paris l’autorisation d’entrer et de se ranger à l’emplacement désigné où le train doit être tiré. Il est dépecé, détaché bûche à bûche par des ouvriers qui sont des tireurs, puis le tout est chargé sur des charrettes et conduit aux chantiers, où il attend l’heure d’être vendu. Le bois vert est propre à être brûlé après une année de coupe, le bois sec attend dix-huit mois ou deux ans. Les ports de Paris spécialement réservés au tirage des bois sont ceux de la Gare, de la Râpée, le port au vin, le port des Invalides et les ports du canal Saint-Martin.

 

En 1866, il est arrivé à Paris 2,616 trains de bois à œuvrer et à brûler représentant l’énorme poids de 582,509,729 kilogrammes. La majeure partie des bois à brûler, 166,625,470 kilogrammes, est venue par l’Yonne et ses affluens, tandis que c’est la Marne qui nous a apporté le plus de bois à œuvrer, 74,637,030 kilogrammes. Il y a des mois pendant lesquels le flottage chôme singulièrement, tandis que dans certains autres il semble se multiplier : si en janvier, février, mars 1866, les trains n’arrivent qu’au nombre de 21, — 26, — 18, ils montent en mai, juin, juillet, au chiffre de 691, — 441, — 385. A partir de ce moment, ils décroissent ; mais l’hiver approche, il faut faire sa provision de bois, les marchands craignent d’être pris au dépourvu, et novembre donne 367 trains. S’il arrive qu’un train de bois se détraque en route ou se brise sur une pile de pont, la marchandise n’est pas perdue pour cela. Chaque année, en exécution de l’ordonnance de police du 25 octobre 1840 (art. 194), le préfet de police délivre environ quatre-vingts commissions de repêcheurs de bois à des individus présentés par l’agent général du commerce des bois à brûler.

 

C’est un dur métier que celui de flotteur ; il faut sans cesse être sur le qui-vive, la nuit, quand on dort, ne dormir que d’un œil, parer au passage des ponts et des écluses, éviter les courans trop lents ou trop rapides, vivre les pieds dans l’eau et la tête au soleil, devenir une espèce d’être amphibie et connaître jusque dans leurs détours, leurs caprices, leurs fausses apparences, les rivières auxquelles on s’abandonne. Ces flotteurs qui nous apportent à Paris notre provision de bois pour l’hiver constituent une race énergique, rude, un peu brutale parfois, mais d’une probité à toute épreuve. Pieds nus, le pantalon retroussé, la veste de camelot à l’épaule, ils vont, pendant de longues journées mélancoliques, au cours de l’eau qui les emporte, chantant un refrain monotone ou jetant un ordre bref à l’enfant qui est à l’arrière et guide les derniers coupons.

 

Ils n’ont pas cependant la poésie, la haute saveur de ces flotteurs de la Murg qui, vêtus de rouge et de blanc, la tête coiffée du bonnet de renard à pasquilles d’or, mènent jusqu’à Dordrecht et Amsterdam, par le Rhin et la Meuse, des trains de bois de construction qui valent souvent quatre ou cinq millions. D’un temps oublié maintenant, ils ont conservé l’habitude de commander France, Allemagne, selon la rive du Rhin vers laquelle ils veulent incliner ; quand ils sont arrivés au terme de leur voyage, ils reviennent à pied, en chariot, en chemin de fer, fêtant tous les cabarets qu’ils rencontrent sur leur route, et rentrent dans leurs villages, accroupis au pied des montagnes de la Forêt-Noire, en portant sur leur dos les lourds engins qui servent à leur dur labeur.

 

 

Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867

 

Train de bois, gravure du XIXe siècle

Train de bois, gravure du XIXe siècle

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