La Seine à Paris - Vins et charbons

Les mêmes rivières, les mêmes canaux qui nous amènent le bois à brûler nous apportent également le charbon.

 

Cependant le charbon n’est pas si pesant qu’il ne puisse prendre la voie des chemins de fer sans que le prix en soit augmenté. Aussi la Seine a-t-elle perdu le monopole de ce genre de transport, qu’elle a conservé jusqu’en 1832, où la vente publique du charbon n’était permise que sur certains emplacemens de quais appartenant à l’administration municipale et loués par elle. Néanmoins en 1866 il en a été débarqué dans les ports de Paris plus de quarante-deux millions de kilogrammes, venant principalement de l’Aube et de la Loire. C’est en juillet qu’a lieu l’arrivage le plus considérable. L’an dernier, pour ce seul mois, il a été de 11,183,811 kilogrammes. Il y a quatre ports réservés à la vente du charbon de bois : ce sont ceux de Mazas, de l’île Louviers, du quai Saint-Bernard et du quai de l’École.

 

Depuis l’application de la vapeur à l’industrie, le charbon de terre est devenu un objet de première nécessité ; on a cherché à se le procurer au plus bas prix possible, et on en amène beaucoup par les voies navigables ; les ports des Miramiones, de Saint-Paul, d’Orsay, des canaux de Saint-Martin et de la Villette, en ont reçu 843,538,020 kilogrammes en 1866, sans compter 5,862,300 kilogrammes de coke et de tourbe. Toute cette masse, sauf une quantité minime, nous arrive de Belgique, par les canaux du Nord et par l’Oise, sur les larges et profondes péniches qui, avant de s’en retourner vers la Sambre et l’Escaut, chargent du savon et des écorces de jeunes chênes.

 

Tout le transport du vin se faisait autrefois par eau ; jusqu’à la fin du XVIe siècle, il fut même défendu de vendre le vin en gros ailleurs que sur la rivière. Aujourd’hui on confie plus volontiers les vins fins aux chemins de fer, et seuls les vins communs sont réservés à la Seine ; c’est la Bourgogne surtout qui nous en expédie, car sur 295,672 hectolitres 94 litres qui sont entrés à Paris en 1866, elle en a envoyé plus de 200,000 hectolitres.

 

J’imagine que les mariniers qui nous apportent ces fûts, ces pipes et ces feuillettes n’engendrent pas la mélancolie, car l’usage veut que chaque homme ait le droit de disposer d’un tonneau de vin pendant son voyage. Cela peut sembler excessif ; mais sur les rives où ils s’arrêtent afin d’acheter leur nourriture quotidienne, c’est pour eux une monnaie d’échange : on leur donne du poisson, du pain, de la viande ; ils paient en bouteilles pleines. Tout ne s’en va pas d’ailleurs en menue monnaie, tant s’en faut ; un marinier de Haute-Seine boit facilement dans sa journée et sans en être troublé 5 ou 6 litres de vin. On m’a dit même qu’un bon tonnelier de Bercy buvait quotidiennement de 8 à 9 litres. Ces gens-là mangent peu, dorment dès qu’ils n’ont rien à faire et passent leur vie dans une sorte d’abrutissement vague qui leur laisse tout juste assez de lucidité pour accomplir leurs faciles fonctions.

 

Bercy, chacun le sait, est le lieu principalement réservé au débarquement des vins ; en 1866, ce port a reçu 264,754 hectolitres 48 litres. C’est un étrange pays qui, par son aspect absolument spécial, a l’air d’être aux antipodes de Paris. Le quai n’a point de parapet ; une simple rangée de bornes écornées par les haquets sépare le port de la chaussée ; derrière les bornes et ne les dépassant jamais sont alignées des espèces de guérites sur lesquelles on lit des enseignes de voituriers. Ce sont les propriétaires d’une charrette, d’un haquet, d’un cheval, qui s’établissent là et sollicitent le charroi des tonneaux que les débitants au détail viennent acheter. Chaque maison a une porte charretière suivie d’une avenue plantée d’arbres qui n’en finit pas et où sont placés côte à côte des régiments de feuillettes. On ne voit que des gens armés d’un poinçon et d’une tasse d’argent ; ils font un trou, reçoivent le vin dans leur coupelle, le hument en pinçant les lèvres, s’en gargarisent, le recrachent, s’essuient la bouche d’un revers de manche, passent à une autre pièce et recommencent. On sent partout une fade odeur de lie et de vinasse qui n’est point agréable. Là on crie le vin comme dans d’autres quartiers on crie : vieux habits ! vieux galons !

 

C’est un gros commerce cependant et dont il ne faut point médire, car il s’y fait d’énormes fortunes. Dès 1860, l’enquête de la chambre de commerce constatait que les marchands de vins de Paris faisaient annuellement près de 200 millions d’affaires, et je crois que ce chiffre est tout à fait au-dessous de la réalité.

 

 

Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867

 

Bois, vins, liqueurs et charbons, à Clichy, 97 rue de Paris

Bois, vins, liqueurs et charbons, à Clichy, 97 rue de Paris

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