Les Halles de Paris - Les beurres, les fromages et les œufs

Pendant que s’effectue la vente des poissons de mer et d’eau douce, les autres pavillons ne sont point déserts. Aux heures matinales, une sorte d’activité fébrile semble agiter les marchands, les acheteurs, les forts, les employés d’administration ; tout le monde court et crie, c’est un tohu-bohu sans nom où cependant chacun se retrouve et s’occupe de sa besogne particulière.

 

Dans le pavillon n° 10, on vend les beurres, les fromages et les œufs, commerce énorme, qui ne chôme jamais, auquel concourt la France entière ; avant que là vente puisse commencer, chaque motte de beurre est pesée, marquée d’un numéro d’ordre et d’un chiffre relatant le poids exact ; puis le nom de l’expéditeur et le poids du colis sont indiqués au facteur mandataire, à l’agent des perceptions municipales et à l’inspecteur du marché. A l’aide d’une sonde, on peut enlever une portion centrale de la marchandise et la goûter, de façon à s’assurer que la qualité indiquée est bien réelle. C’est principalement la Normandie et la Bretagne qui font les envois les plus considérables.

 

Les transactions publiques se sont exercées aux halles en 1867 sur 11,461,414 kilogrammes de beurre qui ont rapporté 30,109,935 fr. 50 cent. Les fromages sont arrivés en quantité bien moins considérable, quoique l’Allemagne commence à nous en expédier ; les 4,317,510 kilogrammes qu’on a vendus ont produit 2,644,127 fr. 94 cent. On fait parfois subir aux beurres une opération analogue à celle que les marchands de vins appellent le soutirage et dont nous avons parlé précédemment. Avec plusieurs espèces de beurres provenant de sources différentes, on obtient par le mélange un seul et même type. Sur de longues tables contenues dans la resserre, les divers échantillons, préalablement amollis par un court séjour dans l’eau tiède, sont pétris avec force et longtemps comme une pâte de pain. C’est ce qu’on nomme la maniotte. Le beurre, ainsi foulé, devient blanchâtre et prend l’aspect crayeux auquel on remédie par l’adjonction d’une teinture mystérieuse que les gens du métier appellent le raucourt, composition dont ils cachent la recette avec soin, et qui n’est autre que le rocou, sorte de matière onctueuse et rouge qui entoure la graine du rocouyer (Bixa ocellana). La plus recherchée vient de Cayenne, mais comme elle coûte assez cher, on la remplace souvent par un faux rocou composé avec des carottes et des fleurs de soucis.

 

Les œufs sont enfermés dans de vastes mannes qui en contiennent mille environ, tassés, pressés les uns contre les autres, et qui, par suite d’un emballage habile, parviennent intacts malgré les chocs du chemin de fer, les transbordements et toutes les causes qui devraient pulvériser des objets si fragiles. L’année dernière, 244,141,155 œufs sont arrivés aux halles et ont produit 17,128,993 fr. 52 cent. On les vend à la manne, en raison du nombre indiqué par l’expéditeur ; mais des employés spéciaux, désignés sous le nom explicatif de compteurs-mireurs, sont chargés de vérifier le contenu des paniers et la qualité des œufs. Ces agents, au nombre de 65, remplissent une fonction qui ne laisse pas d’être pénible, car il est des saisons où chaque œuf doit être examiné avec soin, par transparence à la lumière, afin qu’on puisse constater s’il est dans des conditions de salubrité satisfaisantes. Ceux qui sont tachés, trop vieux, opaques, sont livrés à l’industrie, qui les emploie à la dorure sur bois et à la confection des colifichets destinés aux oiseaux. Les œufs tout à fait gâtés sont immédiatement détruits.

 

C’est dans les resserres que travaillent les compteurs-mireurs, au milieu de l’obscurité, assis devant une bougie allumée et entourés de vastes paniers où ils puisent sans cesse. La moitié d’entre eux seulement est occupée à cette besogne, l’autre moitié est ambulante et va chez les fruitiers, les crémiers, vérifier la qualité des œufs qu’on offre au public. Les arrivages seraient plus considérables encore sur les halles, si l’Angleterre, très friande de ce genre de denrée, ne prenait chez nous une partie des œufs qu’elle consomme. Trente-deux producteurs appartenant aux départemens de la Seine-Inférieure, de la Somme, du Pas-de-Calais, de la Sarthe, de la Mayenne, de l’Ille-et-Vilaine, de l’Orne, de l’Eure, ont abandonné le marché de Paris et font des envois outre-Manche. Leurs expéditions amènent à Londres environ 52 millions d’œufs par année ; est-ce à cette cause qu’il faut attribuer le renchérissement excessif que les œufs ont subi en 1867 ?

 

 

Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868

 

Le marché des fromages mous aux Halles de Paris, carte postale ancienne des années 1900

Le marché des fromages mous aux Halles de Paris, carte postale ancienne des années 1900

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