Chaque cheval acquis par la Compagnie après essais est marqué au sabot d’un chiffre qui constate son identité. Puis on établit son état civil : sur une fiche, on inscrit son âge, son signalement, son prix, ses qualités, ses tares, la date de son entrée au service, le nom du vendeur.
Les petits chevaux venaient autrefois en grande partie de la Bretagne ; mais cette province est épuisée : on les tire généralement de Normandie ; les environs de Cherbourg produisent une race solide et fort estimée ; les gros chevaux arrivent du Perche et du Limousin. Ce n’est point une œuvre facile de recruter la cavalerie de la Compagnie générale, et c’est avec raison qu’un homme spécial a pu dire : «Il faut, pour le service de Paris, des chevaux de race énergique, habitués aux privations et à la misère». Dans de bonnes conditions de nourriture, de logement et de santé, un cheval de fiacre dure de trois à cinq ans ; au bout de ce temps-là, il prend généralement le triste chemin de l’équarrissage.
Après avoir traversé une autre cour plus petite et côtoyée également par une double écurie, on pénètre dans de larges ateliers où l’on répare les voitures endommagées par accident ou par usure. Là on les repeint, on les capitonne, on remet le rais brisé, l’écrou perdu, le brancard éclaté, le marchepied faussé : c’est à la fois l’hôpital et le cabinet de toilette des fiacres ; on panse leurs plaies, qui sont nombreuses et fréquentes ; quand ils sont trop vieux, on les farde
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Au delà de ces ateliers s’ouvre une longue cour, qu’on nomme plaisamment la Sorbonne des cochers. C’est là en effet qu’ils passent leurs examens et qu’ils prouvent s’ils sont aptes à conduire une voiture. La seule constatation de leur habileté ne suffit pas ; il faut qu’ils connaissent Paris, ce Paris multiple, enchevêtré, dont les rues changent de nom tous les huit jours et où Thésée se perdrait malgré le fil d’Ariane. On interroge le postulant. Soyez certain qu’on ne lui demande pas quelle route il suivra pour aller de la place de la Concorde à l’Arc-de-Triomphe ; mais on lui dira : Par quel chemin irez-vous de l’impasse Saint-Sabin à la rue de l’Épée-de-Bois ? Si le bachelier répond mal, il n’obtient pas son diplôme ; mais, dès qu’il a passé un examen suffisant, il est nommé cocher adjoint ; il a payé 25 francs pour prix des leçons de dressage qu’on lui a données, il dépose un cautionnement de 200 francs pour garantir le payement de ses futures amendes, il monte sur son siège, entre en circulation, et au bout de six mois, s’il n’a pas trop accroché, n’a pas trop injurié les passants, n’a pas trop volé l’administration, ne s’est pas trop grisé, ne s’est pas trop battu avec ses camarades, n’a pas trop gardé pour lui ce qu’on avait oublié dans sa voiture, n’a pas eu trop de démêlés avec la police, il devient cocher titulaire.
Maxime Du Camp, Les voitures publiques dans la ville de Paris, Revue des Deux Mondes, 1867