Il faut plaindre les peuples qui renient leur passé, car il n’y a pas d’avenir pour eux

La commission des Monuments historiques instituée près le ministère de l’Intérieur commençait cependant à recruter un petit nombre d’artistes qu’elle chargeait d’étudier et de réparer quelques-uns de nos plus beaux monuments du moyen âge. C’est à cette impulsion donnée dès l’origine avec prudence, que nous devons la conservation des meilleurs exemples de notre architecture nationale, une heureuse révolution dans les études de l’architecture, d’avoir pu étudier pendant de longues années les édifices qui couvrent nos provinces, et réunir les éléments de ce livre que nous présentons aujourd’hui au public.

 

Au milieu de difficultés sans cesse renaissantes, avec des ressources minimes, la commission des Monuments historiques a obtenu des résultats immenses ; tout faible que soit cet hommage dans notre bouche, il y aurait de l’ingratitude à ne pas le lui rendre, car, en conservant nos édifices, elle a modifié le cours des études de l’architecture en France ; en s'occupant du passé, elle a fondé dans l’avenir.

 

Ce qui constitue les nationalités, c’est le lien qui unit étroitement les différentes périodes de leur existence ; il faut plaindre les peuples qui renient leur passé, car il n’y a pas d’avenir pour eux ! Les civilisations qui ont profondément creusé leur sillon dans l’histoire, sont celles chez lesquelles les traditions ont été le mieux respectées, et dont l’âge mûr a conservé tous les caractères de l’enfance. La civilisation romaine est là pour nous présenter un exemple bien frappant de ce que nous avançons ici ; et quel peuple eut jamais plus de respect pour son berceau que le peuple romain !

 

Politiquement parlant, aucun pays, malgré des différences d’origines bien marquées, n’est fondu dans un principe d’unité plus compacte que la France ; il n’était donc ni juste ni sensé de vouloir mettre à néant une des causes de cette unité : ses arts depuis la décadence romaine jusqu’à la renaissance.

 

En effet, les arts en France du IXe au XVe siècle ont suivi une marche régulière et logique, ils ont rayonné en Angleterre, en Allemagne, dans le nord de l’Espagne, et jusqu’en Italie, en Sicile et en Orient ; et nous ne profiterions pas de ce labeur de plusieurs siècles ? Nous ne conserverions pas et nous refuserions de reconnaître ces vieux titres enviés avec raison par toute l’Europe ? Nous serions les derniers à étudier notre propre langue ? Les monuments de pierre ou de bois périssent, ce serait folie de vouloir les conserver tous et de tenter de prolonger leur existence en dépit des conditions de la matière, mais ce qui ne peut et ne doit périr, c’est l’esprit qui a fait élever ces monuments, car cet esprit c’est le nôtre, c’est l’âme du pays.

 

Dans l’ouvrage que nous livrons aujourd’hui au public nous avons essayé non-seulement de donner de nombreux exemples des formes diverses adoptées par l’architecture du moyen âge, suivant un ordre chronologique, mais surtout et avant tout de faire connaître les raisons d’être de ces formes, les principes qui les ont fait admettre, les mœurs et les idées au milieu desquelles elles ont pris naissance. Il nous a paru difficile de rendre compte des transformations successives des arts de l’architecture sans donner en même temps un aperçu de la civilisation dont cette architecture est comme l’enveloppe, et si la tâche s’est trouvée au-dessus de nos forces, nous aurons au moins ouvert une voie nouvelle à parcourir, car nous ne saurions admettre l’étude du vêtement indépendamment de l’étude de l’homme qui le porte. Or toute sympathie pour telle ou telle forme de l’art mise de côté, nous avons été frappé de l’harmonie complète qui existe entre les arts du moyen âge et l’esprit des peuples au milieu desquels ils se sont développés.

 

Du moment où la civilisation du moyen âge se sent vivre, elle tend à progresser rapidement, elle procède par une suite d’essais sans s’arrêter un instant ; à peine a-t-elle entrevu un principe qu’elle en déduit les conséquences, et arrive promptement à l’abus sans se donner le temps de développer son thème ; c’est là le côté faible, mais aussi le côté instructif des arts du XIIe au XVIe siècle. Les arts compris dans cette période de trois siècles ne peuvent, pour ainsi dire, être saisis sur un point, c’est une chaîne non interrompue dont tous les anneaux sont rivés à la hâte par les lois impérieuses de la logique. Vouloir écrire une histoire de l’architecture du moyen âge, ce serait peut-être tenter l’impossible, car il faudrait embrasser à la fois, et faire marcher parallèlement l’histoire religieuse, politique, féodale et civile de plusieurs peuples ; il faudrait constater les influences diverses qui ont apporté leurs éléments à des degrés différents dans telle ou telle contrée, trouver le lien de ces influences, analyser leurs mélanges et définir les résultats ; tenir compte des traditions locales, des goûts et des mœurs des populations, des lois imposées par l’emploi des matériaux, des relations commerciales, du génie particulier des hommes qui ont exercé une action sur les événements soit en hâtant leur marche naturelle, soit en la faisant dévier, ne pas perdre de vue les recherches incessantes d’une civilisation qui se forme, et se pénétrer de l’esprit encyclopédique, religieux et philosophique du moyen âge.

 

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les nations chrétiennes occidentales ont inscrit sur leur drapeau le mot : Progrès ; et qui dit progrès dit labeur, lutte et transformation.

 

 

Eugène VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Préface-, Bance éditeur, Paris, 1854

 

Cathédrale de Troyes, grille de la Chapelle de la Vierge, d'après un dessin de Viollet-le-Duc ; Pyanet, collaborateur de Viollet-le-Duc, maître d'oeuvre, pose effectuée entre 1850 et 1851

Cathédrale de Troyes, grille de la Chapelle de la Vierge, d'après un dessin de Viollet-le-Duc ; Pyanet, collaborateur de Viollet-le-Duc, maître d'oeuvre, pose effectuée entre 1850 et 1851

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