L’on voit sourdre une à une les sources de l’art de l’architecture du moyen âge

La civilisation antique est simple, une ; elle absorbe au lieu de se répandre ; tout autre est la civilisation chrétienne ; elle reçoit et donne, c’est le mouvement, la divergence sans interruption possible. Ces deux civilisations ont dû nécessairement procéder très différemment dans l’expression de leurs arts ; on peut le regretter, mais non aller à l’encontre ; on peut écrire une histoire des arts égyptien, grec ou romain, parce que ces arts suivent une voie dont la pente égale monte à l’apogée et descend à la décadence sans dévier, mais la vie d’un homme ne suffirait pas à décrire les transformations si rapides des arts du moyen âge, à chercher les causes de ces transformations, à compter un à un tous les chaînons de cette longue chaîne si bien rivée quoique composée d’éléments si divers.

 

On a pu, lorsque les études archéologiques sur le moyen âge ne faisaient que poser les premiers jalons, tenter une classification toute de convention, et diviser les arts par périodes, par styles primaires, secondaires, tertiaires, de transition, et supposer que la civilisation moderne avait procédé comme notre globe dont la croûte change de nature après chaque grande convulsion ; mais par le fait cette classification, toute satisfaisante qu’elle paraisse, n’existe pas, et de la décadence romaine à la renaissance du XVIe siècle il n’y a qu’une suite de transitions sans arrêts. Ce n’est pas que nous voulions ici blâmer une méthode qui a rendu d’immenses services, en ce qu’elle a posé des points saillants, qu’elle a mis la première de l’ordre dans les études, et qu’elle a permis de défricher le terrain ; mais, nous le répétons, cette classification n’existe pas, et nous croyons que le moment est venu d’étudier l’art du moyen âge comme on étudie le développement et la vie d’un être animé qui de l’enfance arrive à la vieillesse par une suite de transformations insensibles, et sans qu’il soit possible de dire le jour où cesse l’enfance et où commence la vieillesse.

 

Ces raisons, notre insuffisance peut-être, nous ont déterminé à donner à cet ouvrage la forme d’un Dictionnaire. Cette forme, en facilitant les recherches au lecteur, nous permet de présenter une masse considérable de renseignements et d’exemples qui n’eussent pu trouver leur place dans une histoire, sans rendre le discours confus et presque inintelligible. Elle nous a paru, précisément à cause de la multiplicité des exemples donnés, devoir être plus favorable aux études, mieux faire connaître les diverses parties compliquées, mais rigoureusement déduites des besoins, qui entrent dans la composition de nos monuments du moyen âge, puisqu’elle nous oblige pour ainsi dire à les disséquer séparément, tout en décrivant les fonctions, le but de ces diverses parties et les modifications qu’elles ont subies.

 

Nous n’ignorons pas que cette complication des arts du moyen âge, la diversité de leur origine, et cette recherche incessante du mieux qui arrive rapidement à l’abus, ont rebuté bien des esprits, ont été cause de la répulsion que l’on éprouvait, et que l’on éprouve encore, pour une étude dont le but n’apparaît pas clairement. Il est plus court de nier que d’étudier ; longtemps on n’a voulu voir dans ce développement d’une des parties intellectuelles de notre pays que le chaos, l’absence de tout ordre, de toute raison, et cependant lorsque l’on pénètre au milieu de ce chaos, que l’on voit sourdre une à une les sources de l’art de l’architecture du moyen âge, que l’on prend la peine de suivre leur cours, on découvre bientôt la pente naturelle vers laquelle elles tendent toutes, et combien elles sont fécondes.

 

Il faut reconnaître que le temps de la négation aveugle est déjà loin de nous, notre siècle cherche à résumer le passé ; il semble reconnaître (et en cela nous croyons qu’il est dans le vrai) que pour se frayer un chemin dans l’avenir, il faut savoir d’où l’on vient, profiter de tout ce que les siècles précédents ont laborieusement amassé. Ce sentiment est quelque chose de plus profond qu’une réaction contre l’esprit destructeur du siècle dernier, c’est un besoin du moment ; et si quelques exagérations ont pu effrayer les esprits sérieux, si l’amour du passé a parfois été poussé jusqu’au fanatisme, il n’en reste pas moins au fond de la vie intellectuelle de notre époque une tendance générale et très prononcée vers les études historiques, qu’elles appartiennent à la politique, à la législation, aux lettres ou aux arts. Il suffit pour s’en convaincre (si cette observation avait besoin de s’appuyer sur des preuves), de voir avec quelle avidité le public en France, en Angleterre et en Allemagne se jette sur toutes les œuvres qui traitent de l’histoire ou de l’archéologie, avec quel empressement les erreurs sont relevées, les monuments et les textes mis en lumière. Il semble que les découvertes nouvelles viennent en aide à ce mouvement général.

 

Au moment où la main des artistes ne suffit pas à recueillir les restes si nombreux et si précieux de nos édifices anciens, apparaît la photographie qui forme en quelques années un inventaire fidèle de tous ces débris. De sages dispositions administratives réunissent et centralisent les documents épars de notre histoire ; les départements, les villes voient des sociétés se fonder dans leur sein pour la conservation des monuments épargnés par les révolutions et la spéculation ; le budget de l’État, au milieu des crises politiques les plus graves, ne cesse de porter dans ses colonnes des sommes importantes pour sauver de la ruine tant d’œuvres d’art si longtemps mises en oubli. Et ce mouvement ne suit pas les fluctuations d’une mode, il est constant, il est chaque jour plus marqué, et après avoir pris naissance au milieu de quelques hommes éclairés, il se répand peu à peu dans les masses ; il faut dire même qu’il est surtout prononcé dans les classes industrielles et ouvrières, parmi les hommes chez lesquels l’instinct agit plus que l’éducation ; ils semblent se reconnaître dans ces œuvres issues du génie national.

 

 

Eugène VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Préface-, Bance éditeur, Paris, 1854

 

Château impérial de Pierrefonds - " Combinant restitution archéologique et création pure, Viollet-le-Duc signe à Pierrefonds son oeuvre la plus magistrale" (GIORGETTI Audrey ; DELAPORTE Carine) - photographie anonyme de date indéterminée

Château impérial de Pierrefonds - " Combinant restitution archéologique et création pure, Viollet-le-Duc signe à Pierrefonds son oeuvre la plus magistrale" (GIORGETTI Audrey ; DELAPORTE Carine) - photographie anonyme de date indéterminée

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