Un art trop longtemps oublié

L’étude des arts du moyen âge est une mine inépuisable, pleine d’idées originales, hardies, tenant l’imagination éveillée, cette étude oblige à chercher sans cesse, et par conséquent elle développe puissamment l’intelligence de l’artiste.

 

L’architecture, depuis le XIIe siècle jusqu’à la renaissance, ne se laisse pas vaincre par les difficultés, elle les aborde toutes franchement ; n’étant jamais à bout de ressources, elle ne va cependant les puiser que dans un principe vrai. Elle abuse même trop souvent de cette habitude de surmonter des difficultés parmi lesquelles elle aime à se mouvoir. Ce défaut ! pouvons-nous le lui reprocher ? Il tient à la nature d’esprit de notre pays, à ses progrès et ses conquêtes, dont nous profitons, au milieu dans lequel cet esprit se développait. Il dénote les efforts intellectuels d’où la civilisation moderne est sortie, et la civilisation moderne est loin d’être simple ; si nous la comparons à la civilisation païenne, de combien de rouages nouveaux ne la trouverons-nous pas surchargée ; pourquoi donc vouloir revenir dans les arts à des formes simples quand notre civilisation, dont ces arts ne sont que l’empreinte, est si complexe ? Tout admirable que soit l’art grec, ses lacunes sont trop nombreuses pour que dans la pratique il puisse être appliqué à nos mœurs. Le principe qui l’a dirigé est trop étranger à la civilisation moderne pour inspirer et soutenir nos artistes modernes. Pourquoi donc ne pas habituer nos esprits à ces fertiles labeurs des siècles d’où nous sommes sortis ? Nous l’avons vu trop souvent, ce qui manque surtout aux conceptions modernes en architecture, c’est la souplesse, cette aisance d’un art qui vit dans une société qu’il connaît ; notre architecture gêne ou est gênée, en dehors de son siècle, ou complaisante jusqu’à la bassesse, jusqu’au mépris du bon sens.

 

Si donc nous recommandons l’étude des arts des siècles passés avant l’époque où ils ont quitté leur voie naturelle, ce n’est pas que nous désirions voir élever chez nous aujourd’hui des maisons et des palais du XIIIe siècle, c’est que nous regardons cette étude comme pouvant rendre aux architectes cette souplesse, cette habitude d’appliquer à toute chose un principe vrai, cette originalité native et cette indépendance qui tiennent au génie de notre pays.

 

N’aurions-nous que fait naître le désir chez nos lecteurs d’approfondir un art trop longtemps oublié, aurions-nous contribué seulement à faire aimer et respecter des œuvres qui sont la vivante expression de nos progrès pendant plusieurs siècles, que nous croirions notre tâche remplie ; et si faibles que soient les résultats de nos efforts, ils feront connaître, nous l’espérons du moins, qu’entre l’antiquité et notre siècle, il s’est fait un travail immense dont nous pouvons profiter, si nous savons en recueillir et choisir les fruits.

 

Fin

 

Eugène VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Préface-, Bance éditeur, Paris, 1854

 

Eugène Viollet-le-Duc, photographie de Nadar

Eugène Viollet-le-Duc, photographie de Nadar

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