Il saisit d’un regard toute sa vie humaine,
Que trente ans de famille et trois ans de public
N’avaient point accomplie ;
Que trente ans de famille et trois ans de disciples,
Sa nouvelle famille,
Cette autre famille,
Sa famille charnelle et sa famille élue,
L’une et l’autre charnelles, l’une et l’autre élues,
Toutes les deux charnelles, toutes les deux élues,
N’avaient point consommée ;
Que trente ans de travail et trois ans de prières,
Trente-trois ans de travail, trente-trois ans de prières
N’avaient point achevée ;
Trente-trois ans de travail, trente-trois ans de prière.
Que trente ans de charpente et trois ans de parole,
Trente-trois ans de charpente, trente-trois ans de parole, secrète ; publique ;
N’avaient point épuisée ;
Car il avait travaillé dans la charpente, de son métier.
Il travaillait, il était dans la charpente.
Dans la charpenterie.
Il était ouvrier charpentier.
Il avait même été un bon ouvrier.
Comme il avait été un bon tout.
C’était un compagnon charpentier.
Son père était un tout petit patron.
Il travaillait chez son père.
Il faisait du travail à domicile.
Il voyait, il revoyait aussi l’établi et le rabot.
L’établi. Le billot pour appuyer le morceau de bois que l’on fend.
La scie et la varlope.
Les beaux vrillons, les beaux copeaux de bois.
La bonne odeur du bois frais.
Fraîchement coupé.
Fraîchement taillé.
Fraîchement scié.
Et la belle couleur, et la belle odeur,
Et la bonne couleur, et la bonne odeur.
Du bois quand on enlève l’écorce.
Quand on le pelure.
Comme un beau fruit.
Comme un bon fruit.
Que l’on mangerait.
Mais ce sont les outils qui le mangent.
Et l’écorce qui se sépare.
Qui s’écarte.
Qui se pèle.
Qui s’enlève délicatement sous la cognée.
Qui sent si bon et qui a une si belle couleur brune.
Comme il aimait ce métier-là.
L’écorce qui a une si bonne couleur, une si bonne odeur.
Comme il aimait son métier.
Il était fait pour ce métier-là.
Sûrement.
Le métier des berceaux et des cercueils.
Qui se ressemblent tant.
Des tables et des lits.
Et aussi des autres meubles.
De tous les meubles.
Car il ne faut oublier personne.
Il ne faut décourager personne.
Le métier des buffets, des armoires, des commodes.
Des mées.
Pour mettre le pain.
Des escabeaux.
Et le monde n’est que l’escabeau de vos pieds.
Car dans ce temps-là les menuisiers n’étaient pas encore séparés des charpentiers.
Tout ce qui travaillait le bois.
Comme il avait aimé le travail bien fait.
L’ouvrage bien faite.
Il avait été un bon ouvrier.
Un bon charpentier.
Comme il avait été un bon fils.
Un bon fils pour sa mère Marie.
Un enfant bien sage.
Bien docile.
Bien soumis.
Bien obéissant à ses père et mère.
Un enfant.
Comme tous les parents voudraient en avoir.
Un bon fils pour son père Joseph.
Pour son père nourricier Joseph.
Le vieux charpentier.
Le maître charpentier.
Comme il avait été un bon fils aussi pour son père.
Pour son père qui êtes aux cieux.
Comme il avait été un bon camarade pour ses petits camarades.
Un bon camarade d’école.
Un bon camarade de jeux.
Un bon compagnon de jeu.
Un bon compagnon d’atelier.
Un bon compagnon charpentier.
Parmi tous les autres compagnons.
Charpentiers.
Pour tous les compagnons.
Charpentiers.
Comme il avait été un bon pauvre.
Comme il avait été un bon citoyen.
Il avait été un bon fils pour ses père et mère.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
Sa prédication.
Un bon fils pour sa mère Marie.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
Un bon fils pour son père Joseph.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
En somme tout s’était bien passé.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
Il était généralement aimé.
Tout le monde l’aimait bien.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
Les camarades, les amis, les compagnons, les autorités,
Les citoyens,
Les père et mère
Trouvaient cela très bien.
Jusqu’au jour où il avait commencé sa mission.
Autel à la Cathédrale de Coutances
texte : Charles Péguy