Elisabeth Bichier des Ages brilla à un haut degré par son entrain et par sa force d'âme. Soutenue par la grâce
divine, elle ne reculait devant aucun obstacle, ne craignait aucune méchanceté des hommes, et surmontait victorieusement toutes les épreuves.
Née de famille noble, et douée de qualités naturelles plus nobles encore, elle ressentit dès sa plus tendre enfance un secret attrait pour les plus grandes vertus et la poursuite de la perfection
évangélique. La virginité qui est une sorte de vie angélique, une vertu qui, dépassant les forces humaines "est comme une chose divine", elle l'aima et la pratiqua à tel point que dès
qu'elle en eut la possibilité, elle se consacra volontairement et de grand coeur au céleste Epoux.
A peine eut-elle goûté la douceur de cette consécration qu'elle n'eut pas de plus grand plaisir que d'engager et d'inviter avec la plus pressante instance ses compagnes, toutes celles qu'elle
savait appelées par Dieu à une telle perfection, à embrasser le même genre de vie angélique. Et c'est ainsi que, guidée par une impulsion et une inspiration surnaturelles, elle en vint
heureusement à fonder une congrégation de vierges sacrées dont le but est de soigner les corps et les âmes des malades, d'assister et de soulager, dans la mesure de leurs forces, les pauvres et
les malheureux, et surtout de diriger la formation des jeunes filles de manière à leur inculquer les préceptes chrétiens qui par leur application feront d'elles des citoyennes telles que les
veulent la religion catholique et la société humaine.
Cependant, sa force d'âme et sa très ardente charité envers Dieu et envers le prochain atteignirent leur apogée
lorsque, à l'époque du bouleversement de toutes les institutions, bouleversement qui troubla la France entière, elle secourut les prêtres fugitifs et les religieuses chassées de leurs couvents,
ainsi qu'une multitude de fidèles victimes de la Terreur. Souvent même, au péril de sa vie, elle organisa la célébration convenable des mystères saints.
Vous avez donc là, Vénérables Frères et chers fils, de magnifiques exemples de toutes les vertus. Méditez-les
attentivement, suivez-les d'une volonté résolue. Puissent les nouveaux saints obtenir par leurs prières que des temps plus heureux soient aménagés à l'Eglise et à la société humaine et que nous
soient accordés par Dieu, à Nous comme à vous, les dons suprêmes, grâce auxquels Nous pourrons tous progresser d'un pas plus alerte chaque jour dans la perfection chrétienne.
Amen.
Notre sainte appartenait à cette aristocratie, alors plus nombreuse et plus digne qu'on ne croit ou qu'on ne veut
reconnaître, aristocratie de province et de campagne, providence du pays. Sa grâce faisait le charme des réunions de famille et de bon voisinage, réunions chrétiennement mondaines — pour
rapprocher ces deux mots si rarement accordables — qu'elle animait joyeusement, trouvant toutefois la manière élégante d'esquiver toute participation aux danses, pourtant bien plus modestes dans
son milieu à cette époque qu'elles ne le sont devenues depuis. Sa formation religieuse et intellectuelle était ample et solide autant qu'affinée, jointe le plus heureusement du monde au
savoir-faire dans tous les soins, même les plus humbles, de la vie domestique d'alors, passant avec une aisance enjouée de la cuisine et des offices, où elle venait de faire la joie des
serviteurs, au salon, où elle faisait les délices des invités. Qui n'eût souri à la voir, à d'autres heures, suivre assidûment, plus résignée qu'enthousiaste, les leçons de comptabilité, de son
vénérable oncle, le chanoine de Moussac !
Dans les plans divins, tout cela, même les austères registres, doit lui servir un jour, jour très proche de l'épreuve : dans la maison endeuillée par la mort de son père et dont elle a la
conduite ; dans la paroisse où, digne et distante vis-à-vis du clergé schismatique, elle soutient la fermeté catholique des paroissiens ; dans la prison où, avec l'habileté d'une professionnelle,
elle ressemelle les chaussures et ravaude les vêtements de sa mère et de ses autres compagnons de détention ; dans le maquis de la procédure révolutionnaire où, avec toute la compétence d'un
homme d'affaires, elle discute les intérêts, défend le patrimoine, revendique les droits de la famille ; dans les innombrables péripéties de la vie clandestine où elle se fait l'ange gardien et
l'apôtre des fidèles traqués et persécutés.
Comment définir la maison de Béthines, la Guimetière, et l'existence qu'elle y mène avec sa mère, objet de sa sollicitude filiale, mais en même temps judicieuse et dévouée coopératrice de son
apostolat, avec les quelques compagnes qui sont venues se joindre à elles pour partager les travaux de leur zèle et de leur charité ? Est-ce maison et vie de famille ? Est-ce couvent et vie
religieuse ? Est-ce hôpital, école, dispensaire, centre d'oeuvres de piété ? C'est tout cela en même temps : foyer d'activité, multiple sans confusion, empressée sans agitation.
Et il semblait que tout cela allât de soi-même, au gré des circonstances qui dictaient au jour le jour le
programme du bien à faire et la manière de le faire, tandis que la main de la Providence, qui dirigeait le cours apparemment capricieux de ces circonstances, pourvoyait à mettre notre sainte en
mesure et à même d'y répondre.
La paix religieuse et sociale commençait à peine à renaître. Mais tout était à refaire : tant de ruines à relever,
tant de désordres à recomposer !
La tâche qui s'imposait à Elisabeth était immense, surhumaine. Par bonheur, les concours déjà s'étaient spontanément offerts. En outre, elle avait eu la grâce de rencontrer en saint André Fournet
un guide pour sa vie personnelle comme pour sa vie apostolique. Le plus urgent semblait être le rétablissement d'une vraie chrétienté. L'oncle chanoine vient en aide et fournit des missionnaires
: on réconcilie tout d'abord l'Eglise, on restaure le culte, on évangélise la population : encore faut-il que ce ne soit pas un feu de paille. Il y a donc à pourvoir aux besoins de tous ordres et
voici poindre toute une floraison d'ceuvres apostoliques : instruction, catéchisme, et autres oeuvres charitables parmi les pauvres, les malades, les infirmes. Il faut tout à la fois, pour
répondre aux nécessités, s'étendre et se concentrer, se développer et s'organiser.
Dans la lumière et sous l'impulsion de l'Esprit-Saint, on s'achemine progressivement vers une vraie vie religieuse, mais une vie dont l'activité sainte ne soit que le jaillissement au dehors de
la flamme d'une ardeur excessive incoercible, attisée par une contemplation intense et continuelle. Consciente de la grandeur d'une telle vocation, notre sainte n'ose point improviser : elle veut
s'informer, connaître et, sans se relâcher du soin de sa petite communauté et de ses oeuvres, elle se met en campagne ; elle visite des couvents, elle consulte, elle médite, elle prie. Elle
trouve de belles et admirables choses qui lui donnent quelque lumière, qui lui suggèrent quelque inspiration ; elle ne rencontre pas précisément ce qu'elle cherche. Et ainsi, avec son bon Père
André Fournet, elle a préparé des constitutions ; avec ses compagnes, elle s'est liée par des voeux ; l'autorité ecclésiastique a tout approuvé et la voilà, sans s'être aperçue, devenue
fondatrice.
Fondatrice ! Songe-t-on à tout ce que sous-entend ce simple mot ? Dans l'ordre matériel, le seul auquel le monde prête attention : ampleur et complexité de tous les devoirs et soucis du
gouvernement, de l'administration domestique et économique, des maisons à acquérir, à bâtir, à accommoder, à installer ; — dans l'ordre moral : sollicitude maternelle, à la fois forte, vigilante
et tendre, qui doit s'exercer aussi bien dans le choix, la formation, la direction, le soutien des religieuses, que dans le soin corporel et spirituel des enfants, des pauvres, des malades et
autres, dont tout l'Institut a la charge ; — dans l'ordre ascétique : sanctification personnelle par la souffrance et par l'humilité, par la pratique héroïque de toutes les vertus, par la
contemplation et l'union continuelle avec Dieu.
Comme un organiste, après avoir présenté tour à tour les jeux de son instrument et fait valoir la pureté, le timbre, la délicatesse mystérieuse ou le mordant éclat de chacun d'eux, petit à petit,
les groupe ou les oppose pour ensuite synthétiser dans un final la richesse et la puissance de son orgue aimé, ainsi Dieu qui a fait chanter, dans toutes les conditions où il l'a successivement
placée, les vertus de sa servante, va désormais les mettre toutes ensemble en pleine valeur dans la vie de son épouse.
Fondatrice ! Elisabeth Bichier des Ages — devenue, de nom et de fait, Fille de la Croix — va l'être à la grande manière d'une Thérèse de Jésus et, plus d'une fois, sans vouloir s'arrêter à
d'oiseuses comparaisons, on voit surgir derrière elle le souvenir de la vierge d'Avila.