Tout finit comme il a commencé, par une fête de délivrance : sceau divin de l'éternelle Sagesse sur ce mois
qui lui est consacré. Depuis qu'au sortir d'Eden, elle fit son but de la rédemption du genre humain que poursuivait son amour, tous ses privilégiés
ont eu leur part en ce grand œuvre : part de labeur, de prières, de souffrances, comme fut la sienne en la chair ; part féconde en la mesure même de l'association qu'elle daigne leur
octroyer à ses renoncements miséricordieux. Pierre dans ses liens avança plus l'émancipation du monde que les conspirateurs soulevés contre la tyrannie des Césars ; Raymond Nonnat et
ses frères, prenant sur eux les chaînes des captifs, firent plus que tous les philosophes égalitaires ou les déclamateurs de liberté pour l'abolition de l'esclavage et l'extinction de la
barbarie.
Déjà les fêtes des saints Raymond de Pegnafort et Pierre Nolasque nous ont donné d'assister aux origines de l'Ordre illustre où Raymond Nonnat brille d'un éclat si grand. Bientôt sa fondatrice
auguste elle-même, Notre-Dame de la Merci, daignera se prêter à l'expression de la reconnaissance du monde pour tant de bienfaits. Le récit qui suit dira les mérites particuliers du Saint de ce
jour.
Raymond, surnommé Nonnat (Qui n'est pas né) pour n'être venu au jour qu'après la mort de sa mère à
l'encontre de la commune loi de nature, eut pour patrie Portel en Catalogne. D'une famille pieuse et noble, il donna dès l'enfance des marques de sa future sainteté par le mépris des amusements
de l'enfance et des attraits du monde, par une piété si soutenue que tous admiraient déjà en lui la vertu de l'âge mûr. Après quelques années, il s'adonna aux lettres, puis, sur l'ordre de son
père, revint vivre à la campagne. Une chapelle dédiée à saint Nicolas, dans le voisinage de Portel, l'attira fréquemment dès lors ; il y venait visiter une image sainte de la Mère de Dieu qui est
encore aujourd'hui l'objet de la grande vénération des fidèles. Là, perdu dans la prière, il suppliait cette divine Mère de daigner l'adopter pour fils et lui enseigner la voie du salut et la
science des Saints.
La très bénigne Vierge accueillit son désir. Elle lui fit comprendre qu'il lui serait très agréable de le voir entrer dans l'Ordre appelé de la Merci, ou de la Miséricorde pour la rédemption des captifs, récemment fondé à son inspiration. Sur cet avis, Raymond gagna aussitôt Barcelone, pour y embrasser l'institut qui faisait son objet d'une charité si sublime envers le prochain. Enrôlé donc dans la milice régulière, il redoubla de zèle pour garder toujours sa virginité qu'il avait dès auparavant consacrée à la bienheureuse Vierge. On le vit exceller aussi dans les autres vertus, parmi lesquelles brilla surtout la charité dont il fit preuve à l'égard des chrétiens malheureux détenus captifs au pays des païens. Député en Afrique pour leur rachat, il en avait déjà délivré un grand nombre, lorsque, ses ressources épuisées, et ne voulant pas cependant en délaisser d'autres qui se trouvaient dans le même péril prochain de renier la foi, il se livra lui-même en gage ; mais, l'ardent désir du salut des âmes qui le possédait l'ayant amené à convertir au Christ par ses discours plusieurs mahométans, les barbares le jetèrent dans une étroite prison, lui infligèrent divers supplices, et enfin, perçant ses lèvres, les fermèrent d'un cadenas d'acier : cruel martyre, qu'il subit longtemps.
Ces faits et d'autres avaient répandu au loin la renommée de sa sainteté. Grégoire IX, auquel elle était parvenue,
appela Raymond à faire partie de l'auguste collège des cardinaux de la sainte Eglise Romaine. Mais, dans cette dignité, l'homme de Dieu, conservant son horreur de toute
pompe, retint toujours inflexiblement l'humilité d'un religieux. Il se rendait à Rome, quand, parvenu à Cardona, la maladie qui devait terminer sa vie interrompit le voyage. Le
mourant avait instamment demandé d'être fortifié par les sacrements de l'Eglise ; le mal s'aggravant et le prêtre n'arrivant pas, des Anges apparurent sous le
costume de religieux de son Ordre, qui lui donnèrent le viatique du salut. L'ayant reçu, il rendit grâces à Dieu et passa au Seigneur ; c'était le
dernier Dimanche d'août de l'année mil deux cent quarante.
Des contestations s'étant élevées au sujet du lieu de la sépulture, on chargea du cercueil une mule aveugle qui, conduite par Dieu, le porta a la chapelle de saint Nicolas, pour qu'il
fût enseveli où avaient été jetés les premiers fondements de sa vie très sainte. On y construisit une maison de son Ordre, où les miracles et les prodiges ont accru sa gloire, et qui voit
affluer de toute la Catalogne des multitudes de fidèles venant acquitter leurs vœux.
Jusqu'où, illustre Saint, n'avez-vous pas suivi le conseil du Sage ! Les liens de la Sagesse sont des liens de salut, disait-il. Et, non content de livrer vos pieds à ses fers et votre cou à ses
entraves, vos lèvres sont allées, dans l'allégresse de l'amour, au-devant du cadenas redoutable dont ne parlait pas le fils de Sirach. Mais quelle récompense n'est pas la vôtre,
aujourd'hui que cette Sagesse du Père, si totalement embrassée par vous dans la plénitude de la divine charité en son double précepte, vous abreuve au torrent des
éternelles délices, ornant votre front de cette gloire, de ces grâces qui sont le rayonnement de sa propre beauté !
Afin que nous puissions vous rejoindre un jour près de son trône de lumière, montrez-nous à marcher en ce monde par ses voies toujours belles, par ses sentiers où la paix n'est jamais
troublée, fût-ce au fond des cachots. Délivrez nos âmes, si le péché les captive encore ; rompez leurs attaches égoïstes, et remplacez-les par ces liens heureux de la
Sagesse qui sont l'humilité, le renoncement, l'oubli de soi, l'amour de nos frères pour Dieu, de Dieu pour lui-même.
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique