XV. JESUS EST CONDUIT A PILATE
On conduisit le Sauveur à Pilate à travers la partie la plus fréquentée de la ville, laquelle en ce moment fourmillait de Juifs venus de toutes les parties du pays pour les fêtes de Pâques, sans
parler d'une multitude d'étrangers. Le cortège descendit la montagne de Sion par le côté du nord, traversa une rue étroite située au bas, puis se dirigea par le quartier d'Acra, le long de la
partie occidentale du Temple, vis-à-vis du grand forum ou marché. Caïphe, Anne et beaucoup de membres du grand conseil marchaient devant en habits de fêtes et on portait derrière eux des rouleaux
d'écritures ; ils étaient suivis d'un grand nombre de Scribes et de plusieurs autres personnes, parmi lesquels se trouvaient tous les faux témoins et les méchants Pharisiens qui s'étaient donnés
le plus de mouvement lors de la mise en accusation de Jésus. A une petite distance venait le Sauveur entouré d'une troupe de soldats et de ces six agents qui avaient assisté à son arrestation ;
les archers le conduisaient avec des cordes. La populace affluait de tous les côtés, et se joignait au cortège avec des cris et des imprécations ; des groupes se pressaient sur tout le
chemin.
Jésus n'était couvert que de sa robe de dessous toute souillée d'immondices ; la longue chaîne passée autour de son cou frappait contre ses genoux lorsqu'il marchait, ses mains étaient liées
comme la veille, et les archers le traînaient encore avec des cordes attachées à sa ceinture. Il allait chancelant, défiguré par les outrages de la nuit, pâle défait, le visage enflé et meurtri,
la barbe et les cheveux en désordre ; et les injures et les mauvais traitements continuaient sans relâche.
On avait ameuté beaucoup de populace, pour parodier en quelque sorte son entrée royale du Dimanche des Rameaux. On lui donnait par dérision plusieurs des titres qu'on donne aux rois ; on jetait
sous ses pieds des pierres, des morceaux de bois, de sales haillons ; on se raillait de mille façons de cette entrée triomphale. Les bourreaux le traînaient avec leurs cordes par-dessus tous ces
objets qui encombraient la voie, le secouant, le poussant et le maltraitant sans relâche.
Non loin de la maison de Caïphe attendait la sainte mère de Jésus, serrée dans l'angle d'un bâtiment, avec Jean et Madeleine. Son âme était toujours avec Jésus ; toutefois, quand elle pouvait
l'approcher corporellement, l'amour ne lui laissait pas de repos, et la poussait sur les traces de son Fils. Après sa visite nocturne au tribunal de Caïphe, elle était restée quelque temps au
Cénacle, plongée dans une douleur muette ; puis, lorsque Jésus fut tiré de sa prison pour être de nouveau amené devant ses juges, elle se leva, mit son voile et son manteau, et sortant la
première, elle dit à Madeleine et à Jean : “Suivons mon Fils chez Pilate ; je veux le voir de mes yeux.” Ils se rendirent par un chemin détourné à un endroit où devait passer le cortège, et où
ils attendirent. La mère de Jésus savait bien ce que souffrait son Fils, elle l'avait toujours présent à l'esprit ; toutefois son oeil intérieur ne pouvait le voir aussi défait et aussi meurtri
qu'il l'était par la méchanceté des hommes, parce que ses douleurs lui apparaissaient adoucies dans un auréole de sainteté, d'amour et de patience.
Mais voici que l'ignominieuse, la terrible réalité s'offrit à sa vue. C'étaient d'abord les orgueilleux ennemis de Jésus, les prêtres du vrai Dieu, revêtus de leurs habits de fête, avec leurs
projets déicides et leur âme pleine de malice, de mensonge et de fourberie. Horrible spectacle ! Les prêtres de Dieu étaient devenus les prêtres de Satan. A leur suite venaient les faux témoins,
les accusateurs sans foi, la populace avec ses clameurs, puis enfin Jésus, le Fils de Dieu, le Fils de l'homme, le Fils de Marie, horriblement défiguré et meurtri, enchaîne, frappé, poussé, se
traînant plus qu'il ne marchait, perdu dans un nuage d'injures et de malédictions. Ah ! s'il n'eût pas été le plus misérable, le plus délaissé, le seul priant et aimant dans cette tempête de
l'enfer déchaîné, sa mère ne l'eût jamais reconnu dans cet état. Quand il s'approcha, elle s'écria en sanglotant : “Hélas ! est-ce là mon fils ? Ah ! c'est mon fils ; ô Jésus, mon Jésus !” Le
cortège passa près d'elle, le Sauveur lui jeta un regard touchant, et elle perdit connaissance. Jean et Madeleine l'emportèrent ; mais à peine se fut-elle remise un peu, qu'elle se fit conduire
par Jean au palais de Pilate.
Jésus devait éprouver sur ce chemin comment les amis nous abandonnent dans le malheur ; car les habitants d'Ophel étaient tous rassemblés sur son passage, et quand ils virent Jésus si humilié et
si défiguré, au milieu des bourreaux : qui l'injuriaient et le maltraitaient, ils furent ébranlés dans leur foi, ne pouvant se représenter ainsi le roi, le prophète, le Messie, le Fils de Dieu.
Les Pharisiens se moquaient d'eux à cause de leur attachement à Jésus.
“ Voilà votre roi, disaient-ils ; saluez-le. N'avez-vous rien à lui dire, maintenant qu'il va à son couronnement, avant de monter sur son trône ? Ses miracles sont finis : le grand-prêtre a mis
fin à ses sortilèges” et autres discours de cette sorte. Ces pauvres gens, qui avaient reçu tant de grâces et de bienfaits de Jésus, furent ébranlés par le terrible spectacle que leur donnaient
les personnages les plus révérés du pays, les Princes des prêtres et le Sanhédrin. Les meilleurs se retirèrent en doutant, les pires se joignirent au cortège autant qu'il leur fut possible ; car
les Princes des prêtres avaient mis des gardes çà et là pour maintenir la route libre et empêcher tout mouvement tumultueux.
XVI. PALAIS DE PILATE ET SES ALENTOURS
Au pied de l'angle nord-ouest de la montagne du Temple est situé le palais du gouverneur romain Pilate. Il est assez élevé, car on y arrive par
plusieurs degrés de marbre, et il domine une place spacieuse entourée de galeries où se tiennent des marchands : un corps de garde et quatre entrées, au couchant au nord, au levant et au midi où
se trouve le palais de Pilate, interrompent cette enceinte du marché qui s'appelle le forum et qui, vers le couchant s'étend encore au delà de l'angle nord-ouest de la montagne du
Temple. De ce point du forum on peut voir la montagne de Sion. Il est plus élevé que les rues
qui y aboutissent ; dans certains endroits les maisons des rues voisines s'appuient au coté extérieur de son enceinte. Le palais de Pilate n'y est pas attenant, mais il en est séparé par une cour
spacieuse. Cette cour a pour porte, vers l'orient, une grande arcade donnant sur une rue qui mène à la porte des Brebis et ensuite au mont des Oliviers, au couchant est une autre arcade par où
l'on va à Sion, à travers le quartier d'Acra. De l'escalier de Pilate, on a vue, au nord, par-dessus la cour, jusque sur le forum, à l'entrée duquel sont des colonnes et quelques sièges de pierre
tournés vers le palais.
Les prêtres juifs n'allèrent pas plus loin que ces sièges, afin de ne pas se souiller en entrant dans le tribunal de Pilate. La limite qu'ils ne devaient pas franchir était marquée par une ligne
tracée sur le pavé de la cour. Près de la porte occidentale de la cour était bâti dans l'enceinte du marché, un grand corps de garde, se joignant au nord avec le forum et le prétoire. On appelait
prétoire la partie du palais où Pilate rendait ses jugements. Ce corps de garde était entouré de colonnes : au centre se trouvait un espace à ciel ouvert, et au-dessous régnaient des prisons où
les deux larrons étaient enfermés. Il y avait là beaucoup de soldats romains. Non loin de ce corps de garde, près des galeries qui l'entouraient. s'élevait sur le forum même la colonne où Jésus
fut flagellé ; il y en a plusieurs autres dans l'enceinte de la place, les plus proches servent à infliger les punitions corporelles, les plus éloignées à attacher des bestiaux mis en vente.
Vis-à-vis le corps de garde s'élève, au-dessus du forum, une terrasse où se trouvent des bancs de pierre ; c'est comme un tribunal. De ce lieu, appelé Gabbatha, Pilate prononce ses jugements
solennels. L'escalier de marbre qui monte au palais conduit à une terrasse découverte, d'où Pilate parle aux accusateurs assis sur les bancs de pierre à l'entrée du forum. Ils peuvent
s'entretenir en parlant haut et distinctement.
Derrière le palais de Pilate sont d'autres terrasses plus élevées, avec des jardins et une maison de plaisance.
Ces jardins unissent le palais du gouverneur avec la demeure de sa femme, qui s'appelle Claudia Procle. Derrière ces bâtiments est encore un fossé qui les sépare de la montagne du Temple. Il y a
aussi de ce côté des maisons habitées par des serviteurs du Temple. Attenant la partie orientale du palais de Pilate, se trouve ce tribunal du vieil Hérode, où les saints Innocents furent égorgés
dans une cour intérieure. Il y a eu quelque chose de changé dans les distributions, l'entrée est placée aujourd'hui vers l'orient : il y en a cependant aussi une pour Pilate au palais duquel elle
touche. De ce coté de la ville courent quatre rues dans la direction de l'ouest ; trois conduisent au palais de Pilate et au forum, la quatrième passe au nord du forum et mène à la porte par
laquelle on va à Bethsur. Près de cette porte et dans cette rue est la belle maison que possède Lazare à Jérusalem, et où Marthe a aussi une demeure à elle. Celle de ces quatre rues qui est la
plus voisine du Temple vient de la porte des Brebis, près de laquelle se trouve, à droite en entrant, la piscine des Brebis. Cette piscine est adossée à la muraille dans laquelle sont pratiqués
des arcades formant une voûte au-dessus de ses eaux. Celles-ci ont en avant du mur un écoulement dans la vallée de Josaphat, ce qui fait qu'il y a, en cet endroit, une espèce de bourbier devant
la porte. La piscine est entourée de quelques bâtiments. C'est là qu'on lave d'abord les agneaux avant de les conduire au Temple ; ils sont lavés une seconde fois solennellement dans la piscine
de Bethsaïda, au midi du Temple. Dans la seconde rue est une maison qui a appartenu à sainte Anne mère de Marie, où sa famille et elle se tenaient lorsqu'ils venaient à Jérusalem pour les
fêtes. C'est aussi dans cette maison, si je ne me trompe, que fut célébré le mariage de Joseph et de Marie.
Le forum, comme je l'ai dit, est plus élevé que les rues adjacentes, et il y a dans celles-ci des conduits d'eau
qui aboutissent à la piscine des Brebis. Il y a un forum semblable sur la montagne de Sion, devant l'ancien château de David. Le Cénacle est au sud-est, dans le voisinage, et au nord se trouvent
le tribunal d'Anne et celui de Caïphe. Le château de David est une forteresse abandonnée, avec des cours, des salles et des écuries vides qu'on loue à des caravanes et à des étrangers pour eux et
leurs bêtes de somme. Cet édifice est depuis longtemps désert, je le vis déjà dans cet état à l'époque de la naissance de Jésus-Christ. Le cortège des trois rois avec ses nombreuses bêtes de
somme y fut conduit alors, dès leur entrée dans la ville.
Lorsque je vois dans les temps anciens des palais et des temples descendre ainsi aux usages les plus vils, je pense toujours à ce qui arrive
aussi de notre temps, où tant de beaux ouvrages de la foi et de la piété d'une autre époque, tant d'églises et de couvents magnifiques sont détruits et ravagés, ou employés à des usages
mondains, si ce n'est criminels. La petite église de mon couvent, qui était pour moi le ciel sur la terre, et où le roi du ciel et de la terre aimait tant à habiter parmi nous, pauvres
pécheresses, dans le Très Saint Sacrement, est maintenant sans toiture et sans fenêtres ; on a enlevé toutes les pierres tombales qui s'y trouvaient. Notre pauvre cloître, où j'étais plus
heureuse dans ma cellule, avec ma chaise brisée, qu'un roi ne peut l'être sur son trône, car je pouvais voir la partie de l'église où se trouvait le Saint Sacrement, où sera-t-il dans quelque
temps ? Bientôt on saura à peine en quel lieu tant d'âmes consacrées à Dieu ont prié pendant une longue suite d'années pour le monde entier et pour toutes les pauvres âmes délaissées. Mais Dieu
le saura, car il n'y a point d'oubli chez lui ; le passé et l'avenir lui sont présents ; et de même qu'il me fait voir, présents près de lui, tous les anciens événements, de même tout le bien
fait en des lieux oubliés, tout le mal fait en des lieux souillés et profanés, se conservent près de lui pour le jour où il faudra lui rendre compte, et où tout sera rigoureusement payé. Il n'y a
point devant Dieu d'acception de lieux et de personnes ; il tient compte même de la vigne de Naboth. J'ai souvent entendu dire que notre couvent a été fondé par deux pauvres religieuses, avec une
cruche d'huile et un sac de fèves. Tous les intérêts bien gagnés de ce capital, comme de tous les capitaux, seront comptés au jour du jugement. On dit souvent qu'une pauvre âme reste en peine à
cause de deux pièces de monnaie injustement acquises et non restituées ; que Dieu remette leur dette à tous ceux qui se sont jamais emparés du bien des pauvres et de l'Eglise et leur donne le
repos éternel.
LA DOULOUREUSE PASSION DE NOTRE SEIGNEUR JESUS CHRIST
d'après les méditations de la Bienheureuse Anne-Catherine Emmerick
Traduction de l'Abbé de Cazalès Gallica
'Die ekstatische Jungfrau Katharina
Emmerick' par Gabriel von Max, München, Neue Pinakothek