Les Apôtres et les saintes femmes ne sont pas les seuls à jouir de la présence de notre divin ressuscité ; un peuple innombrable de justes, dont il est le roi bien-aimé. réclame aussi la faveur de le voir et de l'entretenir dans sa sainte humanité. Distraits par les magnificences de la Résurrection, nous avons quelque peu perdu de vue ces vénérables captifs que l'âme bienheureuse du Rédempteur alla visiter, durant les heures de la mort, dans les prisons souterraines où tant d'amis de Dieu groupés autour d'Abraham attendaient le lever de la lumière éternelle.
Depuis l'heure de None du grand Vendredi jusqu'au point du jour du Dimanche, l'âme divine de l'Emmanuel demeura avec ces heureux prisonniers qu'il mit par sa vue en possession de la béatitude suprême. Mais l'heure étant arrivée où le vainqueur de la mort allait entrer dans son triomphe, il ne pouvait laisser captives derrière lui ces âmes désormais affranchies par sa mort et sa résurrection. Au moment marqué, l'âme de Jésus s'élance des profondeurs de la terre jusqu'au sein du sépulcre, où elle revient animer pour jamais son corps glorieux ; et la foule des âmes saintes, remontant des limbes à sa suite, lui sert de cortège, en tressaillant de bonheur.
Ces âmes, au jour de l'Ascension, formeront sa cour, et s'élèveront avec lui ; mais la porte du ciel est encore fermée ; elles doivent attendre l'expiration des quarante jours que le Rédempteur va consacrer à l'édification de son Eglise. Invisibles aux regards des mortels, elles planent au-dessus de cette humble demeure qui fut la leur, et où elles ont conquis la récompense éternelle. Notre premier père revoit cette terre qu'il cultiva à la sueur de son front ; Abel admire la puissance du sang divin qui a crié pour la miséricorde, tandis que le sien n'implorait encore que la justice ; Noé parcourt du regard cette multitude d'hommes qui couvre le globe, issue tout entière de ses trois fils ; Abraham, le Père des croyants, Isaac et Jacob saluent l'heureux moment où va s'accomplir sur le monde la promesse qui leur fut faite, que toutes les générations seraient bénies en Celui qui devait sortir de leur race ; Moïse retrouve son peuple, au sein duquel le divin envoyé "plus grand que lui", qu'il avait annoncé, a trouvé si peu de disciples et tant d'ennemis ; Job, qui représente les élus de la gentilité, est tout entier à la joie de voir "ce Rédempteur vivant", en lequel il espérait dans son infortune ; David, saisi d'un saint enthousiasme, prépare pour l'éternité des cantiques plus beaux encore à la louange de l'Epoux divin de la nature humaine ; Isaïe et les autres Prophètes voient de leurs yeux l'accomplissement littéral de tout ce qu'ils ont prédit ; enfin l'armée entière des justes, dont les rangs sont formés des élus de tout siècle et de toute nation, contemple avec regret les traces honteuses du polythéisme et de l'idolâtrie qui ont envahi une si grande partie de la terre, et appelle de toute l'ardeur de ses désirs le moment où la trompette évangélique va retentir pour réveiller de leur fatal sommeil tant de peuples assis sous les ombres de la mort.
Mais de même qu'au jour où les élus sortiront de leurs tombeaux, ils s'élanceront dans les airs au-devant du Christ, semblables, nous dit le Sauveur, "à des aigles qu'une même proie a rassemblés" ; ainsi les âmes bienheureuses aiment à se grouper autour de leur libérateur. Il est leur aimant ; sa vue les nourrit, et les communications avec lui leur causent d'ineffables délices. Jésus condescend aux désirs de "ces bénis de son Père" qui sont à la veille de "posséder le royaume qui leur est préparé depuis la création du monde" ; il se laisse suivre et accompagner par eux, et les heures qui retardent le solennel triomphe de l'Ascension leur paraissent couler avec moins de lenteur.
Avec quel attendrissement le fidèle et chaste Joseph, à l'ombre de son fils adoptif qui est en même temps son créateur, contemple sa virginale épouse, devenue au pied de la croix la Mère des hommes ! Qui pourrait décrire le bonheur d'Anne et de Joachim, à la vue de leur auguste fille que désormais "toutes les générations appelleront Bienheureuse" ? Et Jean le Précurseur, sanctifié dès le sein de sa mère à la voix de Marie, quelle félicité est la sienne de revoir celle qui a donné au monde l'Agneau qui en efface tous les péchés ! Avec quels regards de tendresse les âmes bienheureuses considèrent les Apôtres, ces futurs conquérants de la terre, que leur Maître en ce moment arme pour les combats ! C'est par eux que la terre, rappelée bientôt à la connaissance du vrai Dieu, enverra au ciel de nombreux élus qui monteront sans interruption, jusqu'au jour où le temps cessera d'être, et où l'éternité planera seule sur l'œuvre de Dieu.
Honorons aujourd'hui les augustes et invisibles témoins des préparatifs de la divine miséricorde pour le salut du monde.
Bientôt nos regards suivront leur vol vers la patrie céleste, dont ils iront prendre possession au nom de l'humanité rachetée. Des limbes à l'empirée la distance est longue ; gardons souvenir de leur station de quarante jours dans leur première patrie, théâtre de leurs épreuves et de leurs vertus. En revoyant la terre, ces glorieux ancêtres l'ont sanctifiée, et la route qu'ils vont bientôt suivre sur les pas du Rédempteur, restera ouverte pour nous.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique