Il m’a semblé que pour découvrir une effigie un peu précise de Bernadette, il fallait chercher dans les pièces qui ne sont pas des souvenirs écrits longtemps après de mémoire tels que ceux d’Estrade, qui peuvent être, sans le vouloir, inexacts et aussi dans les documents parus, avant que la légende ne se fût emparée d’elle.
J’ai donc feuilleté les journaux de son temps, les Annales de la Grotte rédigées par les Pères de Garaison qui l’avaient suivie de près et consigné leurs observations très simplement, sans que l’on puisse surprendre en eux le souci de l’abaisser ou de l’embellir.
Voici ce que je trouve dans le tome II — 2e année — à la date du 30 avril 1869 :
« Bernadette était bonne, douce, simple, naïve ; elle édifiait mais elle n’étonnait pas. — Dans cette enfant, l’intelligence manquait de souplesse et l’imagination de variété ; elle ne pouvait être très expansive ; ce n’est pas le charme de sa parole qui eût gagné un peuple à la foi d’apparitions et personne n’était moins capable de produire l’enthousiasme ; elle n’avait pas reçu le don de peindre et d’intéresser ; son récit était bref, incolore, froid ; il fallait des questions multipliées pour obtenir la description entière de ce qu’elle avait vu.»
« Elle parlait sans émotion ; elle s’animait un peu à la longue, mais jamais sa joie n’allait jusqu’à l’ardeur... elle était vraiment insignifiante.»
« Elle se montrait sérieuse et appliquée dans ses pratiques religieuses, mais sa piété ne s’éleva pas à la hauteur que beaucoup de personnes pensaient lui voir atteindre, après la grâce inouïe de dix-huit visions.»
Enfin, l’abbé Pomian, qui fut son confesseur jusqu’au moment où elle partit pour Nevers, disait d’elle :
« Rien ne la distinguait des enfants vulgaires ; on l’avait laissée ignorante ; elle possédait d’intelligence à peine la mesure commune...
Ces portraits ne sont pas flattés, raison de plus pour qu’ils aient des chances d’être véridiques.
Il faut noter d’abord la remarque des Pères sur son manque d’imagination ; l’on peut en tirer une preuve de plus de la réalité de ces récits, car elle eut été bien incapable de les inventer — et celle ensuite sur le peu d’élévation de sa piété.
« Sa piété était sincère, mais elle n’avait rien qui tint de l’enthousiasme ou de l’exaltation», disait, de son côté, la supérieure générale des soeurs de Nevers, après que Bernadette fut entrée dans sa communauté. Bernadette confirme d’ailleurs, elle-même, la simplicité de sa dévotion. A une personne qui lui demandait une prière spéciale, elle répondait : «le chapelet est ma prière de prédilection, je suis trop ignorante pour en composer une», et, à l’une des supérieures de son couvent qui, impatientée par ses exercices qu’elle jugeait trop enfantins, s’écriait : «A votre âge, vous devriez descendre quelquefois à la chapelle et méditer un peu !» elle répliquait doucement : «Je ne sais pas méditer, moi.»
Nous voici également loin de la mystique que l’on nous représente ; elle était, on le voit, d’une ferveur peu étendue, peu déréglée, incapable par conséquent de lui avoir tourné la tête et d’avoir déterminé ces hallucinations dont Zola nous parle.
D’autre part, l’esprit peu intelligent et l’entendement terne et borné de cette petite, corrobore, une fois de plus, cette vérité, certifiée par l’expérience, que Dieu ne choisit que les plus pauvres et les plus humbles, lorsqu’il a besoin d’un truchement pour s’adresser aux masses.
Il eût été, en effet, difficile de découvrir à Lourdes une famille plus indigente et, faut-il le dire, moins bien famée que celle de Bernadette, décriée, elle-même, à cause des siens.
Le Père Cros, de la Compagnie de Jésus, qui a pu consulter toutes les archives et prendre connaissance des dépositions écrites de plus de deux cents témoins, nous raconte que la misère des Soubirous était si complète que souvent le pain manquait et que l’un des petits frères de Bernadette détachait avec ses ongles, pour la manger, la cire tombée sur les dalles de l’église, aux offices des morts.
A la fin de mars 1857, alors que le dénuement de cette famille était extrême, le père Soubirous fut — bien qu’innocent, je crois — poursuivi et incarcéré à Lourdes jusqu’au 4 avril suivant, sous inculpation de vol de farine et de bois.
C’était le discrédit ajouté à l’indigence. Dieu voulut de l’abaissement, et il en eut.
Il prit donc la fille de cet homme et il la prit telle qu’elle était, humble et pure, douce et bonne, mais vraiment 'insignifiante', suivant l’expression même des Pères ; il ne fit aucun miracle pour elle, en l’élevant d’un coup jusqu’à Lui. Il ne la rendit pas différente de ses compagnes, la laissa paysanne, dans toute l’acception du mot ; ce détail matériel, constaté par le Père Cros, qu’aussitôt sortie de l’extase, après le départ de la Vierge, elle se reprenait à gratter, selon son habitude, sous le mouchoir, qui lui couvrait la tête, ses poux, est typique.
Mais n’est-elle pas ainsi plus humaine, plus vraie que sur toutes ces images où on la mue en une petite bergère de féerie ? La vérité est qu’elle ne s’équarrit qu’après son entrée au cloître ; ce fut là qu’elle finit par apprendre à lire et à écrire ; l’intelligence ne se développa guère, la piété, elle-même, ne s’exhaussa point, mais les qualités charmantes de douceur et d’humilité qu’elle avait toujours eues grandirent. Celle qui avait réfléchi, lorsqu’elle était en extase, sur son visage transformé, comme en un lointain miroir, les traits apparus de Notre-Dame, n’eut plus qu’un désir, cacher sous un voile le souvenir du reflet divin ; elle envia d’être oubliée, loin des foules. Jamais elle n’eut de vanité et d’amour-propre et Dieu sait si elle était adulée «la bonne viergette», ainsi que l’appelaient les paysannes ! — Elle soupirait, honteuse de ces hommages : «Je suis donc une bête curieuse.» — Entendant, un jour, des gens qui disaient derrière elle : «si je pouvais couper un bout de sa robe !», elle se retourna et, sans colère, mais d’un ton convaincu, elle s’écria : «que vous êtes imbéciles !»
Au cloître, pour la maintenir dans la voie du renoncement, bien souvent on l’humilia devant ceux qui l’honoraient le plus et jamais on ne surprit un mot de mécontentement, un geste de dépit.
Elle eut voulu être Carmélite, mais sa santé ne lui eut pas permis de suivre l’implacable règle ; elle entra au couvent de Saint-Gildard, chez les soeurs de la Charité, à Nevers ; elle y fut infirmière très charitable et nonne très docile ; ses seuls petits défauts qui étaient l’entêtement campagnard et la bouderie s’effacèrent peu à peu. Dieu l’épurait, opérant un peu la besogne qu’elle ne pouvait accomplir. «Elle a été plus travaillée par Lui, qu’elle ne s’est travaillée elle-même», affirmait l’abbé Febvre, l’aumônier de la maison., Toujours est-il qu’elle était une âme délicieusement pure, lorsque le Seigneur la détacha du bouquet du cloître. Elle souffrit beaucoup avant de mourir. Les souffrances la desséchèrent, elle devint, raconte la mère générale, «si maigre que ses chairs étaient comme réduites à rien».
Si l’on croit l’entourage des religieuses qui la soignèrent, son corps refleurit après sa mort, et le visage reposé se refit jeune et charmant ; pendant les trois jours qui précédèrent la sépulture, ses membres restèrent souples, les mains gardèrent leur couleur naturelle et l’extrémité des doigts demeura rose. De plus, on n’observa ni humeur, ni odeur, aucune trace de dissolution quand on l’inhuma dans une chapelle dédiée à saint Joseph, et élevée dans le jardin même du couvent.
La Vierge lui avait tenu parole. — Elle ne l’avait pas rendue «heureuse en ce monde», mais Elle a certainement aussi tenu son autre promesse «de la rendre heureuse dans l’autre».
Ajoutons maintenant que si la Libre-pensée ne voulut jamais admettre les révélations de la fille de Soubirous, l’Église de Tarbes ne fut pas moins méfiante qu’elle, dans les commencements, et il n’est point de vexations que la pauvre Bernadette n’ait eu à subir de la part du clergé de Lourdes.
Tout d’abord le Père Sempé, prêtre peu mystique s’il en fut, ne l’écouta pas ; l’évêque, homme prudent et froid, d’une piété sage et réservée, ne se gênait pas, nous révèle le Père Cros, pour rire des prétendues Apparitions de Notre-Dame. Quant à Peyramale qui la défendit si bravement plus tard, il traitait de «carnaval d’apparitions» les révélations de la voyante et réclamait, pour être convaincu, l’assez inintelligente preuve d’une éclosion de fleur d’églantier, en plein hiver.
Tous étaient dans leur rôle et ils avaient raison lorsqu’ils refusaient d’accepter d’emblée l’origine céleste des visions. Ce fut très bien ainsi. Cette suspicion nous a valu de longues enquêtes, des recherches contradictoires, des contrôles de toute sorte dont les résultats furent si probants que tous ces prêtres incrédules se convertirent et qu’à la date du 18 janvier 1862, Mgr Laurence promulgua un mandement dans lequel il déclarait que «Les Apparitions avaient tous les caractères de la vérité et que les fidèles étaient fondés à les croire certaines».
Ce fut le point de départ des grands pèlerinages. La Vierge, dont l’ordre : «je veux que l’on vienne ici en procession»
allait s’exécuter, approuva les termes de ce mandement, le sanctionna, en y apposant le seing de ses nombreux miracles.
J.-K. HUYSMANS
Les Foules de Lourdes Chapitre
XII
Huysmans par Chahine
Edgar Chahine