Lorsque Rome eut achevé la conquête du monde, elle dédia le plus durable monument de sa puissance à tous les dieux. Le Panthéon
devait attester à jamais la reconnaissance de la cité reine. Cependant conquise elle-même au Christ et investie par lui de l'empire des âmes, son hommage se détourna des vaines idoles pour aller
aux Martyrs, qui, priant pour elle en mourant de sa main, l'avaient seuls faite éternelle. Ce fut à eux et à leur reine, Marie, qu'au lendemain des invasions qui l'avaient châtiée sans la perdre,
elle consacra, cette fois pour toujours, le Panthéon devenu chrétien.
" Levez-vous, Saints de Dieu ; venez au lieu qui vous fut préparé." Trois siècles durant, les catacombes restèrent le
rendez-vous des athlètes du Seigneur au sortir de l'arène. Rome doit à ces vaillants un triomphe mieux mérité que ceux dont elle gratifia ses grands hommes d'autrefois. En 312 pourtant, Rome,
désarmée mais non encore changée dans son cœur, n'était rien moins que disposée à saluer de ses applaudissements les vainqueurs des dieux de l'Olympe et du Capitole. Tandis que la Croix forçait
ses remparts, la blanche légion demeura cantonnée dans les retranchements des cimetières souterrains qui, comme autant de travaux d'approche, bordaient toutes les routes conduisant à la ville des
Césars. Trois autres siècles étaient laissés à Rome pour satisfaire à la justice de Dieu, et prendre conscience du salut que lui ménageait la miséricorde. En 609. le patient travail de la grâce
était accompli. Des lèvres de Boniface IV, Pontife suprême, descendait sur les cryptes sacrées le signal attendu.
Heure solennelle, prélude de celle que la
trompette de l'Ange doit un jour annoncer par les sépulcres de l'univers ! C'est dans la majesté apostolique, c'est entouré d'un peuple immense, que le successeur de Pierre, que l'héritier du
crucifié de Néron, se présente aux portes des catacombes. Ornés avec magnificence, vingt-huit chars l'accompagnent, et il convie à y monter les Martyrs. L'antique voie triomphale s'ouvre devant
les Saints ; les fils des Quirites chantent à leur honneur : "Votre sortie sera heureuse, votre marche toute de joie ; car voici que tressaillent les monts, les collines fameuses, qui vous
attendent en allégresse. Paraissez, Saints de Dieu ; quittez vos postes de combat ; entrez dans Rome, devenue la cité sainte ; bénissez le peuple romain, qui vous suit au temple de ses fausses
divinités devenu votre église, pour y adorer avec vous la majesté du Seigneur."
Après six siècles de persécutions et de ruines,
le dernier mot restait donc aux Martyrs : mot de bénédiction, signal de grâces pour la Babylone ivre naguère du sang chrétien. Mieux que réhabilitée par l'accueil qu'elle faisait aux témoins du
Christ, elle n'était plus Rome seulement, mais la nouvelle Sion, la privilégiée du Seigneur. L'encens qu'elle brûlait sous les pas des Saints, rappelait celui dont ils avaient refusé l'hommage à
ses dieux de mensonge ; l'autel au pied duquel leur sang avait coulé, était celui-là même où elle les invitait à prendre la place des usurpateurs enfuis à l'abîme. Bien inspirée fut-elle, quand le temple édifié par Marcus Agrippa, restauré par Sévère Auguste, étant devenu celui des
saints Martyrs, elle crut devoir maintenir à son fronton le nom des constructeurs primitifs et l'appellation qu'ils lui avaient donnée ; l'insigne monument ne justifia son titre qu'à dater de la
mémorable journée où, sous sa voûte incomparable, image du ciel, Rome chrétienne put appliquer aux hôtes nouveaux du Panthéon la parole du Psaume : J'ai dit : c'est vous les dieux
!
C'était le XIII mai, qu'avait eu lieu la prise de possession triomphale. Toute dédicace sur terre rappelle à l'Eglise, ainsi qu'elle le dit elle-même, l'assemblée des Saints, pierres vivantes de l'éternelle
demeure que Dieu se construit aux cieux. On s'étonnera d'autant moins que la Dédicace du Panthéon d'Agrippa, dans les circonstances que nous avons rapportées, soit devenue la première origine de
la fête de ce jour. Son anniversaire, en ramenant la mémoire collective des Martyrs, donnait satisfaction à l'Eglise qui, désireuse d'honorer annuellement tous ses bienheureux fils morts pour le
Seigneur, se vit de bonne heure réduite par leur nombre à l'impuissance de célébrer chacun d'eux au jour de son glorieux trépas. Or, au culte des Martyrs s'était joint pour elle, à l'âge de la
paix, celui des justes qui, l'arène sanglante désormais fermée, se sanctifiaient chaque jour dans tous les héroïsmes offerts par ailleurs au courage chrétien ; la pensée de les associer aux
premiers dans une solennité commune, qui suppléerait pour tous à la nécessité des omissions individuelles,
naquit comme spontanément de l'initiative que Boniface IV avait prise.
En 732, dans la première moitié de ce huitième
siècle qui fut si grand pour l'Eglise, Grégoire III dédiait, à Saint-Pierre du Vatican, un oratoire en l'honneur du Sauveur, de sa sainte Mère, des saints Apôtres, de tous les saints Martyrs,
Confesseurs, Justes parfaits qui reposent par toute la terre.Une dédicace au vocable si étendu n'implique pas de soi l'établissement de notre fête même de tous les Saints par l'illustre Pontife ;
il est à remarquer cependant qu'à dater de cette époque, on commence à la rencontrer en diverses églises, et fixée dès lors au premier jour de Novembre, comme en témoignent pour l'Angleterre le
Martyrologe du Vénérable Bède et le Pontifical d'Egbert d'York. Elle était loin toutefois d'être universelle, lorsqu'en l'année 835, Louis le Débonnaire, sollicité par Grégoire IV, et du
consentement de tous les évêques de ses états, fit de sa célébration une loi d'empire : loi sainte, portée aux applaudissements de l'Eglise entière qui l'adopta comme sienne, dit Adon, avec
révérence et amour.
Il existait jusque-là, dans nos contrées, une coutume attestée par les conciles d'Espagne et de Gaule dès le VIe siècle, et qui
consistait à sanctifier l'époque des calendes de Novembre par trois jours de pénitence et de litanies, rappelant les Rogations qui précèdent encore l'Ascension du Seigneur. Le jeûne de la Vigile
de la Toussaint est le seul souvenir qui nous reste maintenant de cette coutume de nos pères ; conservant le triduum
pénitentiel, et l'avançant de quelques jours, ils en avaient fait une préparation de la fête elle-même : "Qu'entière soit notre dévotion, recommandait un auteur du temps ; disposons-nous à cette
solennité très sainte par trois jours de jeûne, de prière et d'aumône."
En s'étendant au monde entier, la fête s'était complétée ; devenue l'égale des plus augustes solennités, elle
développait ses horizons jusqu'à l'infini, embrassait toute sainteté incréée ou créée. Son objet n'était plus Marie seulement et les Martyrs, ou tous les justes nés d'Adam, mais avec eux les neuf
chœurs angéliques, mais pardessus tout la Trinité sainte, Dieu tout en tous, Roi de ces rois qui sont les Saints, Dieu des dieux en Sion.
Ecoutons l'Eglise éveillant aujourd'hui ses fils : Le Roi des rois, le Seigneur, venez, adorons-le, parce qu'il est la couronne
de tous les Saints. C'est l'invitation qu'en cette même nuit le Seigneur lui-même adressait à la chantre d'Helfta, Mechtilde, la privilégiée du divin Cœur : "Loue-moi
de ce que je suis la couronne de tous les Saints." Et la vierge voyait toute la beauté des élus et leur gloire s'alimenter au sang du Christ, briller des vertus par lui pratiquées ; et
répondant à l'appel divin, elle louait tant qu'elle pouvait la très heureuse, la toujours adorable Trinité, de ce qu'elle daigne être aux Saints leur diadème, leur admirable dignité.
Dante lui aussi nous montre, en l'empyrée, Béatrice se faisant sa couronne du reflet des rayons éternels. Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit ! ainsi tout d'une voix, pour le sublime poète, chantait le Paradis. "Tout
l'univers, dit-il, me semblait un sourire. Le royaume d'allégresse, avec tout son peuple ancien et nouveau, tourné vers un seul point, était tout regard, tout amour. Ô triple lumière, qui
scintillant en une seule étoile, rassasies à ce point leur vue, regarde ici-bas à nos tempêtes !"
( Dante, Paradis, chant XXXI. — Chant XXVII. — Chant XXXI, traduction de Mesnard)
L'ancien Office de la fête offrit jusqu'au XVIe
siècle, en beaucoup d'Eglises, cette particularité qu'aux Nocturnes la première Antienne, la première Bénédiction, la première Leçon et le premier Répons étant de la Trinité, la deuxième série
des mêmes pièces liturgiques avait pour objet Notre-Dame, la troisième les Anges, la quatrième les Patriarches et les Prophètes, la cinquième les Apôtres, la sixième les Martyrs, la septième les
Confesseurs, la huitième les Vierges, la neuvième tous les Saints. En raison de cette disposition spéciale au jour, la première Leçon revenait contre l'usage du reste de l'année au plus digne du
Chœur, le premier Répons était réservé aux premiers Chantres ; et ainsi arrivait-on, par une progression descendante, jusqu'aux enfants, dont l'un donnait la Leçon des Vierges, et cinq autres,
vêtus de blanc, cierges à la main en mémoire des vierges prudentes, exécutaient le huitième Répons devant l'autel de Notre-Dame ; la neuvième Leçon et le neuvième Répons revenaient à des prêtres.
Toutes ou presque toutes ces formules ont été successivement modifiées ; mais l'attribution des Répons actuels est toujours la même.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
La Sainte Vierge devant la Cathédrale par Jean
Fouquet