Mais produisons en détail quelques-uns des faits à l'aide desquels on est à même de constater la révolution liturgique qui s'opère.
Nous trouvons d'abord, dès 1822, l'éclatante rétractation de plusieurs des principes des antiliturgistes, par la nouvelle édition du Bréviaire et du Missel de Paris. Qu'on lise la lettre pastorale de l'archevêque Hyacinthe-Louis de Quélen, en tête dudit bréviaire, on y trouvera la preuve de ce que nous avançons.
1° La fête du Sacré-Cœur de Jésus, que Christophe de Beaumont avait plutôt montrée à son diocèse qu'instituée véritablement, s'y trouve établie de précepte, et placée au rang des solennités.
2° La fête de saint Pierre et de saint Paul, si elle ne recouvre pas encore le rang que lui assigne l'Église universelle, est rehaussée d'un degré, et cela dans le but expressément déclaré de donner un témoignage de dévouement au Siège apostolique. Une prose nouvelle est substituée, dans le missel, à l'ancienne, dont l'unique intention semblait être d'égaler en toutes choses saint Paul à saint Pierre. La nouvelle qui a pour auteur un prêtre moins distingué encore par la pureté de son talent que par son obéissance filiale au Pontife romain, M. l'abbé de Salinis, exprime avec élégance les prérogatives du Siège apostolique, et en particulier l'inerrance que la prière du Christ a obtenue à saint Pierre. Au calendrier, la fête de saint Léon le Grand a été élevée du degré semi-double au rang des doubles mineurs, et la fête de saint Pie V apparaît pour la première fois dans un bréviaire français.
Les deux grands moyens dont les antiliturgistes s'étaient servis pour déprimer le culte des saints, savoir la suppression de toutes leurs fêtes dans le Carême, et le privilège assuré au dimanche dans toute l'année contre ces mêmes fêtes ; ces deux stratagèmes de la secte sont jugés et désavoués : la Saint Joseph est replacée au 19 mars, et désormais le dimanche cédera, comme autrefois, UT OLIM, aux fêtes des apôtres et aux autres doubles majeurs.
Outre cette mesure toute favorable au culte des saints on remarquait dans le bréviaire de 1822 un zèle véritable pour cette partie de la religion catholique. Ainsi, la fête de la Toussaint y a été relevée d'un degré ; plusieurs saints ont été l'objet d'une mesure semblable, et quelques-uns même ont obtenu l'entrée du calendrier qui leur avait été fermée jusqu'alors.
Les témoignages de la dévotion envers la sainte Vierge se montraient aussi plus fréquents dans certaines additions au propre de ses offices. On avait même, par un zèle qui n'était peut-être pas trop selon la science, inséré dans l'oraison de la fête de la Conception, l'énoncé précis de la pieuse et universelle croyance au privilège insigne dont la Conception de Marie a été honorée. Mieux eût valu, sans doute, rétablir l'octave de cette grande fête, ou rendre à la sainte Vierge le titre des fêtes du 2 février et du 25 mars. Dans tous les cas, c'est au Siège apostolique tout seul qu'appartenait de décider s'il était à propos de concéder à l'Église de Paris un privilège accordé jusqu'ici seulement à l'ordre de Saint-François et au royaume d'Espagne, et que l'Église de Rome n'a pas encore jugé à propos de se conférer à elle-même.
C'est ainsi que les maximes qui avaient présidé à la rédaction du Bréviaire de Paris, sous les archevêques de Harlay et de Vintimille, étaient reniées en 1822, par le successeur de ces deux prélats. La Compagnie de Saint-Sulpice eut la principale part à cette réforme telle quelle du Bréviaire de Paris, et on aime à la voir signaler dans cette occasion le zèle de religion que son pieux instituteur avait déposé dans son sein. Fidèle à sa mission, elle avait résisté à l'archevêque de Harlay en 1680, et n'avait admis le trop fameux bréviaire qu'après avoir épuisé tous les moyens de résistance que la nature de sa constitution lui pouvait permettre. Plus tard, en 1736, le Bréviaire de l'archevêque Vintimille fut l'objet de ses répugnances, et elle ne dissimula pas l’éloignement qu'elle éprouvait pour une œuvre qui portait les traces trop visibles des doctrines et intentions de la secte. Elle mettait alors en pratique le précieux conseil de Fénelon, dans une de ses lettres à M. Leschassier : "La solide piété pour le saint Sacrement et pour la sainte Vierge, qui s'affaiblissent et qui se dessèchent tous les jours par la critique des novateurs, doivent être le véritable héritage de votre maison". (19 novembre 1703.) Elle ne pouvait donc voir sans douleur, dans le nouveau bréviaire, la fête du Saint Sacrement abaissée à un degré inférieur à celui qu'elle occupait auparavant, et l'office dans lequel saint Thomas traite du mystère eucharistique avec une onction et une doctrine dignes des anges, supprimé, sauf les hymnes, et remplacé par un autre élaboré par des mains jansénistes. Elle ne pouvait considérer de sang-froid les perfides stratagèmes employés par Vigier et Mésenguy pour affaiblir et dessécher la piété envers Marie ; entre autres, cette falsification honteuse de l’Ave maris Stella, à laquelle on porta remède, il est vrai, mais sans rendre à cette hymne incomparable la place qui lui convient aux fêtes de la sainte Vierge.
Plus tard, les choses changèrent ; Symon de Doncourt et Joubert s'apprivoisèrent au point de prêter leurs soins au perfectionnement de l'œuvre de Vigier et Mésenguy ; ils trouvèrent que tout était bien au bréviaire pour le culte du saint Sacrement et de la sainte Vierge : nous avons vu comment, pour la plus grande gloire de saint Pierre, ils améliorèrent une oraison du sacramentaire de saint Grégoire, et comment leur mémoire obtint, comme il était juste, l'honneur de figurer avec éloges dans les Nouvelles Ecclésiastiques. Ces aberrations, dont l'histoire de plusieurs congrégations ne présente que trop de preuves, à l'époque où la secte antiliturgiste avait prévalu, ne seraient plus possibles aujourd'hui, et nous ne les rappelons que pour faire ressortir davantage la portée de cette réaction romaine que notre but est de constater dans le présent chapitre.
Le parti janséniste s'en émut, et, quoique l'œuvre de Vigier et Mésenguy demeurât encore malheureusement en son entier, à part ces corrections suggérées par un esprit bien différent, et qui s'y trouvaient implantées désormais comme une réclamation solennelle, on vit néanmoins paraître une brochure de l'abbé Tabaraud (Des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, précédés de quelques observations sur la nouvelle édition du Bréviaire de Paris, par un vétéran du Sacerdoce. Paris, 1823, in-8°.), dans laquelle ce Vétéran du Sacerdoce protestait avec violence contre la plupart des améliorations que nous venons de signaler. Un journal ecclésiastique du temps (Tablettes du Clergé. N° de juin 1822. ) présenta aussi ses réclamations, et la nouvelle prose de saint Pierre fut plusieurs fois rappelée dans les feuilles libérales, comme un document irrécusable des progrès scandaleux de l’ultramontanisme au XIXe siècle.
Peu de temps avant sa mort, l'archevêque de Quélen prépara une édition du Rituel de Paris. Cette publication fut encore l'occasion d'une nouvelle manifestation de la tendance générale vers un retour aux anciennes formes liturgiques. Dans ce nouveau rituel, en effet, qui a paru depuis la mort du prélat, on a rétabli les prières pour l'administration des sacrements, dans la forme du Rituel romain, et fait disparaître les périodes plus ou moins sonores qui avaient été fabriquées au temps de l'archevêque de Juigné. Nous n'entendons, au reste, aucunement approuver plusieurs choses qui se remarquent dans ce rituel, et sur lesquelles nous aurons occasion de nous expliquer dans la suite de cet ouvrage. Nous disons la même chose du Bréviaire parisien de 1822 : certainement les tendances romaines que nous avons relevées, font de cette édition le monument précieux d'une réaction salutaire ; mais il est dans l'ensemble de cette réforme beaucoup de choses qui nous paraissent répréhensibles, tant du côté du goût que sous le point de vue des convenances liturgiques. En attendant l'examen que nous aurons lieu d'en faire, nous félicitons du moins ici les auteurs de cette correction parisienne d'avoir, entre autres services rendus à la piété des fidèles, débarrassé les complies du temps de Noël de cette antienne désolante, au moyen de laquelle Vigier et Mésenguy cherchèrent à arrêter l'élan des cœurs chrétiens vers l'amour du divin Enfant, à l'heure même où le fidèle, prêt à se livrer au sommeil, a plus besoin de nourrir sa confiance. Depuis 1822, l'église de Paris ne chante plus à l'office du soir ces terribles paroles : In judicium in hunc mundum veni ; ut qui non vident videant, et qui vident cœci fiant.
L'exemple donné par l'Église de Paris devait naturellement avoir dé l'influence au loin ; mais avant de poursuivre ce récit, faisons une remarque importante sur la situation actuelle de la Liturgie en France.
On se rappelle ce que nous avons dit au sujet de l'introduction du Bréviaire et du Missel de Vintimille dans plusieurs diocèses, aussitôt après leur apparition. Ces nouveaux livres y furent reçus avec enthousiasme, et tout d'abord on travailla à les réimprimer avec le propre du diocèse. Dès l'année 1745, l'archevêque Vintimille donna une nouvelle édition de son bréviaire, dans laquelle il fit plusieurs changements qui, sans être très notables, exigèrent le remaniement d'une centaine de pages et plus. Il eût été incommode aux diocèses qui, les premiers, avaient adopté le nouveau parisien, de se soumettre à cette réforme qui, en droit, ne les obligeait à rien. Ce fut donc déjà le principe d'une divergence, non seulement avec l'Église de Paris dont on avait voulu se rapprocher, en adoptant son bréviaire, mais aussi avec les autres diocèses qui se vouèrent au parisien postérieurement à 1745. Ces derniers, à leur tour, s'ils s'étaient rangés sous la Liturgie de Vigier et de Mésenguy antérieurement à 1778, se trouvèrent bientôt en' désaccord, sur des points assez légers, il est vrai, avec l'Église de Paris, qui, en cette année, sous Christophe de Beaumont, fit encore quelques améliorations à sa Liturgie.
Enfin, les diocèses qui adoptèrent le parisien, de 1778 à 1790, et de 1801 à 1822, sont par là même en contradiction plus ou moins notable avec les Églises qui suivent la première édition de 1736, et avec celles qui se servent des livres de 1745, mais bien davantage encore avec l'Église de Paris depuis la correction de 1822. Cette dernière correction a été si considérable, qu'on formerait, en réunissant les diverses additions et changements, un volume fort raisonnable. C'est le parisien de cette dernière réforme qu'ont choisi les diocèses qui, postérieurement à 1822, ont jugé à propos de renoncer à leurs anciens usages, pour venir s'enrôler bénévolement sous les lois de Vigier et Mésenguy. Nous pourrions même citer un diocèse (Angers) qui, dans ces vingt dernières années, a adopté de si bon cœur le parisien de 1822, qu'il ne s'est pas fait grâce même du calendrier, jusque-là que, sans bulle ni bref, il a pris la fête de B. Marie de l'Incarnation. Douze ans après, on s'est aperçu de la grave irrégularité avec laquelle on s'était arrogé ainsi, sans aucune formalité, le droit de canoniser cette bienheureuse servante de Dieu, et dès lors, il est juste de le dire, on a cessé de marquer son office dans l’Ordo du diocèse, la laissant ainsi sans utilité dans le bréviaire. Tel est donc, dans les diocèses mêmes qui suivent le parisien, l'état dans lequel se trouve l'œuvre de 1736 ; encore faut-il tenir compte des changements, modifications, améliorations dont ce bréviaire a été l'objet de la part des correcteurs particuliers des diocèses où il s'est établi depuis cette époque.
On peut donc dire, et nous le montrerons en détail dans cet ouvrage, que le Bréviaire de Vintimille a plus subi de changements et de remaniements en un siècle, que le Bréviaire romain lui-même depuis saint Pie V : car les additions d'offices faites à ce bréviaire ne constituent pas de véritables changements ; et nous ne comptons pas non plus ces additions entre les variations du Bréviaire parisien.
Mais reprenons notre récit.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.
Missel Parisien, Allégorie de l'Eglise portant la croix sur le frontispice
date 1738 et armes de Charles Gaspard Guillaume de Vintimille du Luc, archevêque de Paris de 1729 à
1746
Missale
Parisiense