Nous devons dire un mot des moyens de preuve qu'ils employaient dans leurs mémoires.
D'abord, les missionnaires généralisent trop le privilège accordé à quelques nations d'user de la langue vulgaire dans la Liturgie. Les Coptes, les Éthiopiens, les Arméniens et les Slaves ne constituent pas toutes les nations chrétiennes en dehors des trois langues syriaque, grecque et latine ; ils ne forment au contraire qu'une bien faible minorité, et les Slaves sont les seuls auxquels cette liberté ait été octroyée directement par le Siège apostolique.
La raison tirée de la distance qui sépare la Chine du reste de la chrétienté, et la difficulté de trouver des missionnaires convenables pour ce pays, loin de favoriser un système qui tend à multiplier les Églises nationales, réclame bien plutôt l'emploi de tous les moyens propres à resserrer les liens de l'unité et de la dépendance.
Les missionnaires conviennent que les progrès de ta foi peuvent exister dans le peuple, sans le secours du moyen qu'ils réclament ; ils ont surtout en vue les Mandarins et les Lettrés dont ils veulent ménager les préjugés et la susceptibilité. N'est-il pas à craindre que cette caste privilégiée devant laquelle il faudrait que le Siège apostolique s'inclinât, devenue dépositaire de la religion tout entière, ne se renferme de nouveau dans un isolement impossible à rompre ; et n'est-ce pas une illusion que d'espérer dans l'avenir, de la part des Lettrés, une disposition plus favorable à la langue latine ?
L'argument tiré de l'immense étendue des pays de la langue chinoise, nous semble prouver tout le contraire de ce qu'on voudrait en conclure. Plus vastes seraient les domaines du christianisme en Chine, plus serait imminent le danger de voir se former une aggrégation de peuples vivant à part dans la religion, avec les mœurs d'un gouvernement absolu, et tous les antécédents qui ont rendu jusqu'ici ce peuple inaccessible aux moindres changements.
Quant à ce qu'on ajoute que si le Sauveur fût né en Chine, et si les Évangiles eussent été écrits en chinois, les peuples de l'Europe eussent trouvé dure la nécessité d'apprendre cette langue, et qu'il eût été à désirer que les apôtres de nos contrées nous en eussent dispensés ; le fait est que Dieu, dans sa miséricorde, n'a point procédé ainsi. Il a d'abord préparé toutes choses en faveur des peuples qu'il voulait appeler les premiers en les fondant tous dans l'empire romain, précurseur de l'empire du Christ. Trois langues, le syriaque, le grec et le latin, représentaient l'immense majorité des peuples qui formaient cette aggrégation ; ces trois langues, après avoir été sacrées sur le titre de la Croix du Sauveur, ont suffi pour le premier établissement de l'Église. Celle qu'a parlée le Christ lui-même a été la moins féconde, et n"a reçu qu'une faible portion des saintes Écritures du Nouveau Testament, et la grecque, plus favorisée que les deux autres, plus conquérante au commencement, a cédé l'honneur à la latine qui représente à elle seule presque toute la chrétienté orthodoxe. Que Dieu ait mis, dans les arrêts de sa justice, de sévères conditions à l'admission de certains peuples dans le christianisme, c'est ce que nous ne pouvons nier ; mais dans l'histoire de l'Église les hypothèses expliquent peu de choses : les faits éclairent davantage. N'avons-nous pas vu, dès les trois premiers siècles, plusieurs nations admises à la foi, sans qu'on ait traduit pour elles ni les Écritures, ni la Liturgie ? Et parce que les lettrés chinois ont plus d'orgueil, les leçons de l'humilité, sans lesquelles on n'entre ni on ne se maintient dans l'Église, doivent-elles leur être épargnées ?
Les missionnaires sont plus fondés quand ils disent que la séparation des Grecs d'avec l'Église romaine n'est pas venue de la différence des langues liturgiques ; personne aussi ne l'a pensé ; mais il n'en est pas moins vrai que si une même langue eût réuni les deux Églises, il y eût eu un lien de plus à rompre, comme il est indubitable que cette dissemblance dans la Liturgie formera toujours un obstacle de plus à la réunion. Quant à ce que dit le mémoire à propos de l'Église anglicane, qui s'est séparée du Saint-Siège, bien qu'elle usât de la langue latine dans le service divin, cette remarque n'a aucun sens, si ce n'est d'insinuer qu'il est indifférent d'avoir une même langue liturgique avec Rome. Il est évident qu'un tel argument ne prouve rien, par là même qu'il prouve trop ; car personne n'a jamais prétendu que la communauté de langue liturgique avec l'Église romaine rendît impossible la chute d'une Église particulière dans le schisme ou l'hérésie. On a seulement pensé, d'après l'expérience et la nature même des choses, que les Églises particulières trouvaient dans cette communauté un appui et un lien de plus avec le centre de l'unité.
Pour répondre à l'objection tirée de la difficulté des communications entre Rome et la Chine devenue chrétienne, sans adopter la langue latine dans la Liturgie, les missionnaires allèguent encore l'exemple de l'Église grecque, qui, aux jours de l'unité, n'en demeura pas moins sous la surveillance des Pontifes romains par les relations fréquentes auxquelles la diversité des langues ne mit point obstacle. C'est oublier deux choses : la première, que le territoire de l'Église grecque a toujours été limitrophe de celui de l'Église latine; ce qu'on ne pourrait dire assurément de l'Église chinoise : la seconde, la facilité avec laquelle les Latins peuvent apprendre la langue grecque, qui n'a jamais cessé d'être étudiée chez eux, et n'a aucun rapport avec le chinois dont l'extrême difficulté, jointe à l’étrangeté des caractères, apaisera toujours l'ardeur des philologues les plus empressés.
Tels sont les motifs allégués dans le mémoire du P. Verbiest, qui résume ceux de ses prédécesseurs. Le P. Papebrock, dans le Propylée du mois de Mai, reproduit la plupart des raisons que nous venons d'exposer; mais dans sa courte dissertation, il allègue quelques raisons qui lui sont propres. Il nous semble toutefois qu'il est possible de répondre aux faits sur lesquels il s'appuie. Ainsi il n'est pas fondé quand il attribue au Pape Adrien II la concession de la langue vulgaire dans la Liturgie aux Slaves. La lettre de Jean VIII, successeur de ce Pontife, à saint Méthodius, prouve matériellement que le Saint-Siège n'avait pas eu connaissance jusqu'alors de la traduction que saint Cyrille et son compagnon avaient faite de l'office divin en langue slavonne. Si les Actes des deux saints disent le contraire, ils doivent être abandonnés, comme l'a fait voir Assemani (Origines Ecclesiœ Slav., tom. III, part. II, cap.I, n° 4.).
Le savant jésuite regarde comme indubitable la facilité avec laquelle Rome accorderait l'usage de la langue vulgaire au Danemark et à la Suède, si ces royaumes voulaient rentrer dans l'unité catholique. Il est permis de penser qu'une telle faveur ne s'obtiendrait pas aussi facilement que s'en flatte le P. Papebrock, et Rome a eu grandement raison d'attendre pour l'Angleterre, qui reviendra d'elle-même à la foi catholique et à la langue latine. Au reste, le cas est fort différent; les Suédois et les Danois, rentrés dans l'Église catholique, resteraient en Europe, et continueraient de participer aux relations européennes, l'étude même du latin ne cesserait pas de faire la base de l'enseignement classique dans les écoles de ces deux royaumes ; toutes choses qu'on ne saurait espérer des Chinois. Les communications de la Chine devenue chrétienne avec le centre de l'unité n'en seraient pas moins difficiles, en attendant qu'elles devinssent impraticables.
Le P. Papebrock répète ensuite ce qu'on lit dans les mémoires des missionnaires au sujet du Japon, et prétend que le christianisme s'y fût conservé au moyen d'un clergé indigène célébrant la liturgie en la langue du pays. A la réflexion, il est aisé de voir combien cette assertion est hasardée. Les édits de cet empire s'opposant à toute communication avec les chrétiens, resterait à expliquer par quelle voie la mission des pasteurs se fût perpétuée, comment la foi se fût maintenue dans sa pureté, sans rapports avec le centre de l'unité ; comment, par quel privilège, en un mot, la Liturgie en langue vulgaire eût assuré à l'Église du Japon des avantages que tant d'autres Églises ont perdus, par le seul fait de la difficulté des rapports hiérarchiques. Cette illusion du zèle est honorable, sans doute; mais elle a contre elle l'expérience.
Les Apôtres, dit encore le P. Papebrock, n'ont point soumis les nations qu'ils évangélisaient à l'obligation d'apprendre la langue de la Galilée ; pourquoi imposerait-on la connaissance du latin à ces peuples si éloignés de l'Europe ? — A cela nous répondons qu'il faut distinguer le ministère de la prédication de la célébration du saint Sacrifice. En effet, si les Apôtres étaient allés prêcher l'Évangile par le monde, en langue syro-chaldéenne, il est douteux qu'ils eussent converti beaucoup de monde ; mais Dieu avait pourvu à cet inconvénient en leur donnant l'intelligence de toutes les langues, et aux peuples la facilité de les entendre, en quelque idiome qu'ils s'exprimassent. Il est nécessaire de faire ici une distinction capitale que le P. Papebrock perd de vue : la distinction de la chaire et de l'autel. Dans la chaire, la langue vulgaire est indispensable ; à l'autel, on peut s'en passer, même dans les commencements d'une chrétienté, comme des faits innombrables l'ont prouvé. Ensuite, il n'est pas exact de raisonner dans l'hypothèse où les Apôtres n'auraient eu que la seule langue syro-chaldéenne pour instrument de la prédication évangélique ; il faudrait pour cela avoir oublié le miracle de la Pentecôte. Maintenant, quant à la Liturgie, nous avons reconnu et établi qu'elle existait en trois langues, comme les saintes Écritures, au temps des Apôtres. Nous avons relevé le privilège de ces trois langues vulgaires et sacrées, qui représentent par leur étendue la circonscription de l'empire romain. Depuis cette époque, l'honneur d'être employées dans le service divin a été accordée un bien petit nombre d'autres ; mais toutes ont été admises pour la prédication de l'Évangile ; il importe donc de ne pas confondre ici le double usage que l'Église peut faire des langues.
C'est à tort que, pour autoriser une Liturgie en langue chinoise, le savant hagiographe avance indistinctement que les Syriens, les Perses, les Égyptiens, les Arméniens, les Abyssins et les Chrétiens dits de saint Thomas, aux Indes, ont célébré la Liturgie en leurs langues, dès l'origine du christianisme dans leurs pays. Pour les Syriens, nous l'avons admis comme un fait capital, leur langue était biblique, et l'une des trois du titre de la Croix ; encore faut-il convenir que dans les villes de Syrie, la Liturgie se célébrait en grec, en sorte qu'on était obligé d'expliquer l'Évangile en syriaque, encore au IVe siècle, pour qu'elle fût entendue du peuple. Les Arméniens ont eu l'Écriture sainte et la Liturgie en syriaque, et paraissent n'en avoir usé dans leur langue qu'après l'envahissement du mono-physisme. Chez les Abyssins, la foi chrétienne ne date que du IVe siècle. Les Églises de la Perse n'ont jamais célébré la Liturgie en persan, et si la haute Egypte s'est servie de la langue copte pour l'Écriture sainte et la Liturgie, dès le IVe siècle, ce qui n'est pas absolument évident, Alexandrie et toute la basse Egypte usèrent encore du grec dans l'Église pendant les deux siècles suivants. Quant aux chrétiens de saint Thomas, leur langue liturgique est le syriaque, qui n'a jamais été vulgaire dans l'Inde, en sorte qu'il est impossible de comprendre pourquoi ils sont allégués ici.
Entraîné par cette ardeur dont il a donné d'autres preuves, le P. Papebrock va jusqu'à nier l'importance de la communauté de langues liturgiques pour conserver l'union des Églises, et conclut de ce que Rome n'exige pas de changement à ce sujet dans les Églises hérétiques ou schismatiques de l'Orient qui se réunissent à elle, qu'il faut agir d'une manière analogue dans la fondation des chrétientés nouvelles. Nous ne nous arrêterons pas sur ces assertions hardies ; il est facile de les juger d'après les principes que nous avons exposés plus haut. Dans son enthousiasme pour la Chine, le docte jésuite veut rendre raison de l'étendue du règne de la langue latine dans la Liturgie de l'Occident, en disant que les nations occidentales ne jouissaient pas d'une telle civilisation que l’on dût ménager leurs langues, en leur annonçant le christianisme, comme si la civilisation de la Gaule et de l'Espagne sous les Romains n'eût pas valu celle dont jouissent les Chinois ; comme si encore une nation moins populeuse que la Chine n'avait pas les mêmes droits aux ménagements qui peuvent lui faciliter l'initiation à la foi. D'ailleurs, ce n'est pas seulement l'établissement de la foi chez un peuple qu'il faut considérer, mais encore sa conservation. Dans l'Occident, on a été facile pour les peuples slavons quant à la langue liturgique, et cette langue est devenue l'instrument de leur séparation d'avec l'Eglise. Tandis que les autres nations européennes qui ont voulu rompre avec la catholicité ont été obligées de se dépouiller préalablement de la langue latine, les Slaves, entraînés dans le schisme russe, ont conservé la langue liturgique qui déjà les isolait de Rome.
Le P. Papebrock montre très bien que la langue grecque devait être admise dans la Liturgie à raison de sa grande étendue et de sa célébrité ; nous dirons plus encore, en répétant que la langue grecque a été chrétienne avant la langue latine ; l'honneur dont elle a joui ne prouve donc rien en faveur du chinois. Il ajoute que les progrès de la foi ont fait étendre le privilège de la Liturgie aux langues syriaque, arménienne et copte, et enfin aux autres nations civilisées de l'Orient à mesure que la foi s'avançait vers elles. Nous n'avons garde de contester la qualité de langue liturgique au syriaque, son privilège date du premier jour du christianisme ; moins glorifiée que la langue grecque, cette langue marche cependant de pair avec elle. Quant à l'arménien et au copte, ils ne sont entrés dans l'usage liturgique qu'après l'établissement du christianisme dans les pays où l'on parlait ces deux langues, et les faits ne suffisent que trop à démontrer quel avantage les peuples en ont retiré pour l'unité et l'orthodoxie. Le P. Papebrock mentionne en termes généraux d'autres nations vers l'Orient chez lesquelles la Liturgie en langue nationale eût été l'instrument de la propagation de la foi. Sauf la Géorgie et la Mingrélie, qui est redevenue païenne, nous n'avons pu encore découvrir, en dehors des nations que nous avons nommées, une seule qui ait été chrétienne et qui ait célébré la Liturgie dans sa langue. Au midi de l'Egypte, nous avons reconnu l'Ethiopie avec sa Liturgie abyssinienne.
Tels sont les principaux traits du plaidoyer que l'illustre Bollandiste a consacré à la cause du clergé indigène dans la Chine. On y retrouve la franchise de sa discussion et la hardiesse de ses vues; mais il faut y reconnaître en même temps la trace de ce zèle apostolique inhérent pour ainsi dire à tous les actes, à tous les mouvements de sa Compagnie, en sorte qu'il a fallu arriver aux jours de distraction et de légèreté où nous vivons, pour entendre reprocher aux jésuites un défaut d'énergie et un calcul étroit dans ce qui touche aux intérêts de la propagation de la foi. Le Siège apostolique a eu besoin de toute la fermeté et de toute la lumière que l'Esprit-Saint a déposées en lui, pour avoir pu résister aux instances généreuses et continues dont il a été poursuivi sur cette question, pendant près d'un siècle. Le sentiment du mystère dans la Liturgie, le principe d'union des Églises par l'uniformité de la langue sacrée, ont triomphé; et, depuis un siècle, Rome n'a plus été sollicitée d'accorder une faveur dangereuse tout à la fois aux chrétientés anciennes et aux chrétientés nouvelles. Les progrès de l'Église à la Chine n'ont pas été rapides ; l'affaire des cérémonies chinoises et la suppression des jésuites ne suffisent que trop à expliquer un tel retard dans la conversion de ce peuple. Il n'est pas de notre sujet d'approfondir ici la question du clergé indigène dans les Missions ; mais nous croyons avoir justifié suffisamment la sévérité du Saint-Siège à maintenir le principe de la langue non vulgaire dans la Liturgie, en face même des théories les plus séduisantes d'un zèle tout apostolique. On sentira mieux en méditant cet épisode de l'histoire des Missions combien la question de la langue liturgique est grave et importante, puisqu'elle peut être mise quelquefois en balance avec les intérêts mêmes de la propagation de la foi.
Il nous reste encore quelques faits à consigner ici, pour mettre dans tout son jour la question de la langue des livres liturgiques.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES
The "Golden Altar" of Lisbjerg, 1135-40, National Museum, Copenhagen