Sur la liste si peu nombreuse des réclamants contre la destruction de toutes les traditions liturgiques, nous inscrirons à la fin de ce chapitre, à côté de Languet et de Saint-Albin, Belzunce, évêque de Marseille ; de Fumel, évêque de Lodève ; les séminaires de Saint-Sulpice et de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ; les abbés Regnault et Gaillande, et surtout ce courageux jésuite, le P. Hongnant, qui confessa, malgré la rage du parlement, ces pures traditions romaines dont sa société, toujours fidèle aux enseignements de saint Ignace, ne s'est jamais départie. Nous ne parlons point de Robinet, qui a eu trop de part à l'innovation, à Rouen et ailleurs, pour être recevable à la condamner à Paris.
Le lecteur a vu, sans doute avec satisfaction, dans le chapitre précédent, les manifestations de l'esprit catholique, en France, à l'occasion des nouveautés qui se produisaient de toutes parts dans la Liturgie.
Toutefois, une chose doit étonner, c'est que de pareilles réclamations, inspirées par des intentions si droites et revêtues de toute l'énergie nécessaire, n'aient fait tout au plus que ralentir la marche de l'innovation, sans la suspendre. Pour se rendre compte de ce fait, il ne faut que se rappeler les considérations dont nous avons fait précéder notre chapitre XVII. La déviation était universelle dans les doctrines admises par la plupart des catholiques français, et l'innovation liturgique, destinée à devenir un si puissant moyen d'accroître cette déviation, n'en était d'autre part que le résultat.
Ainsi, tandis que certains jansénistes donnaient plus ou moins ouvertement la main aux calvinistes, il y avait des fauteurs de la même secte qui n'embrassaient que partiellement ses doctrines, et plusieurs même qui ne sympathisaient expressément avec elle que sur des points relatifs aux institutions ecclésiastiques, lesquels n'avaient encore fourni matière à aucune condamnation de la part du Saint-Siège. Ces derniers vivaient assez en paix avec les catholiques sincères qui adhéraient aux bulles et formulaires, quoique ceux-ci se crussent en droit de leur reprocher une certaine hardiesse de sentiment dans des choses qu'ils regardaient pourtant comme libres. Mais les uns comme les autres gardaient au fond de leur esprit une conviction, savoir : que l'Église des premiers siècles avait joui d'une perfection qui a manqué aux suivants ; que les institutions ecclésiastiques du moyen âge étaient le résultat de principes moins purs que celles de l'âge primitif ; qu'il y avait quelque chose à faire pour mettre les habitudes religieuses plus en harmonie avec les besoins de la société ; enfin, tranchons le mot, que Rome, qui doit être suivie pourtant, était en arrière du mouvement que la France du XVIIIe siècle avait conçu et préparé. Ces idées, nous les trouvons traduites avec plus ou moins de ménagements dans toutes les œuvres de l'autorité ecclésiastique, depuis la moitié du XVIIe siècle, jusqu'à la veille de la grande catastrophe qui signala la fin du XVIIIe siècle et ouvrit les yeux d'un si grand nombre de personnes.
Cette liberté de juger les institutions actuelles de l'Église, liberté d'autant plus inquiétante qu'elle avait pour base les trop fameuses maximes qui nous isolaient sur plusieurs points du reste de la catholicité, affaiblissait dans l'opinion non seulement l'autorité du Saint-Siège, mais même celle de l'Église dispersée qui avait jugé avec Rome dans l'affaire de Jansénius et de Quesnel ; et c'est ce qui nous explique comment des évêques non jansénistes, tels que François de Harlay et Charles de Vintimille, employaient publiquement des jansénistes à des missions de haute confiance, comme le remaniement de la Liturgie, et toléraient les autres à la communion in divinis, pourvu qu'ils fussent simplement réfractaires aux bulles, mais non pas séditieux. Il est vrai que l'Église de France renfermait des évêques plus francs dans leur orthodoxie, plus jaloux d'imiter, quant à la fuite des hérétiques, cette antiquité dont on parlait tant : mais parmi ceux-là il s'en trouvait qui, tout en protestant que jamais un hérétique ne recevrait d'eux la commission de travailler sur la Liturgie, tout en fermant leur diocèse au bréviaire de Paris, songeaient néanmoins à remettre à neuf la Liturgie, sans se demander à eux-mêmes si ce n'était pas donner une atteinte au principe traditionnel qui fait la seule force de l'Église, et briser un des derniers liens extérieurs qui rattachaient l'Église de France au Siège apostolique. Il va sans dire que les bréviaires renouvelés par des prélats animés d'un zèle sincère pour la doctrine de la bulle, devaient renfermer une confession énergique des dogmes attaqués par les nouvelles erreurs, et, par là, contraster grandement avec les nouveaux livres parisiens ; mais, encore une fois, quelle étrange contradiction que celle de rompre avec la tradition sur tant de points, pour la faire triompher sur un seul !
Le premier bréviaire qui se distingue par cette bizarrerie est celui d'Amiens, publié en 1746 par l'évêque Louis-François d'Orléans de La Motte. Ce vénérable prélat, qui se montra toujours si zélé pour la pureté de la foi dans son diocèse, auquel il donna d'ailleurs l'exemple de toutes les vertus, avait sacrifié aussi à cet amour universel des nouveautés liturgiques qui transportait son siècle. Pendant que les jansénistes s'attachaient à faire disparaître les formes romaines de la Liturgie, parce qu'ils les trouvaient incompatibles avec leurs maximes, il crut apercevoir du danger dans un certain nombre de formules du Bréviaire romain, à raison des erreurs du moment, et, sans prendre l'avis du Saint-Siège, ou plutôt oubliant que les formules qui reposent sur la tradition sont inviolables, et que quand on parviendrait à les supprimer dans un diocèse particulier, l'Église, en tous lieux, ne cesserait pas pour cela de leur prêter son universelle autorité, il osa, dans son zèle, supprimer une grande partie des collectes des dimanches après la Pentecôte. Cette proscription tomba sur celles dans lesquelles il est parlé de la puissance de la grâce. Le prélat craignait qu'on n'en abusât auprès de son peuple : mais, malgré ses intentions toujours droites, il n'en donnait pas moins une leçon indirecte à l'Église romaine, leçon dont elle pouvait d'autant moins profiter qu'elle est inviolablement attachée à ces belles prières composées par les Léon et les Gélase, sanctionnées par une tradition solennelle, et dont, après tout, les hérétiques n'abuseront ni plus ni moins qu'ils n'abusent des Écritures. Une entreprise aussi hardie prêtait le flanc aux jansénistes, et ils ne manquèrent pas de la signaler dans les Nouvelles Ecclésiastiques (13 Février 1758). Au reste, c'était la première fois que, dans l'Église, la vérité se défendait par un moyen analogue à ceux que les sectaires ont si souvent employés pour la combattre : mais tel était le jugement de Dieu sur l'innovation liturgique du XVIIIe siècle, qu'elle devait être tantôt exploitée par des hérétiques, tantôt favorisée par des catholiques, et toujours au détriment du respect dû au langage de l'Église.
Dans les nouveaux livres d'Amiens, on avait cherché à dissimuler les intentions qui avaient amené la suppression des collectes dont nous parlons, en rédigeant le missel sur un nouveau plan. On avait pris pour base de chaque messe des dimanches, la leçon de l'évangile au missel romain, et, pour le reste, on avait cherché à mettre toutes les autres formules en rapport avec cette leçon qui devenait ainsi le centre obligé de chaque messe. Les introït, graduels, offertoires, communions, épîtres même, tout avait été bouleversé, renouvelé, suivant le besoin. Par suite de cet arrangement, on conçoit tout de suite que les collectes avaient pu aisément être sacrifiées, et sans qu'on eût trop le droit de s'en plaindre, pour peu qu'on accordât le principe (quelques-unes de ces collectes avaient été simplement transposées d'un dimanche à l'autre ; mais un grand nombre, et des plus belles, avaient été entièrement biffées ; on peut voir entre autres les messes des dimanches 5e, 6 e, 7 e, 14 e, 15 e, 16 e, 17 e, 18 e, 19 e, 20 e, 21 e, 22 e, 24 e, après la Pentecôte.). Mais ce principe, inouï jusqu'alors, était en lui-même si contraire à toute tradition, que le Missel de Vintimille lui-même était là pour réclamer contre, ainsi que nous l'avons remarqué au chapitre précédent. Nous retrouverons ailleurs encore en action le système du Missel amiénois ; mais le lecteur ne pourra sans doute s'empêcher de trouver bizarre ce privilège accordé à la leçon de l'évangile des dimanches, aux dépens des autres leçons choisies par la même autorité et dans une antiquité non moins reculée. Bien plus, n'est-ce pas une chose triste de voir de ses yeux que le pieux Louis de La Motte, en remuant ainsi arbitrairement la Liturgie de son Église, plaçait sous un rapport son missel au-dessous même de celui de l’Église anglicane, qui a jugé à propos de conserver dans la Liturgie des dimanches, non seulement les évangiles du missel romain, mais aussi les épîtres et surtout les collectes. Et nunc intelligite !
Quant à l'aspect général des nouveaux livres d'Amiens, il était semblable en tout à celui du nouveau parisien. La réforme du psautier avait été faite dans le même sens. Le calendrier, le propre du temps, le propre des saints, les communs, tout, en un mot, présentait les mêmes analogies à la surface : si l'on pénétrait plus avant, on trouvait, il est vrai, de nombreuses marques des intentions catholiques qui avaient présidé au choix ou à la rédaction des différentes pièces. Enfin, ces livres étaient aussi bons qu'ils pouvaient l'être, pourvu qu'on passât condamnation sur le fait de leur existence et sur les résultats déplorables qu'ils étaient appelés à produire, tout aussi bien que les autres, en aidant à la destruction des traditions dans le culte divin, et, par là, à la ruine des anciennes mœurs catholiques.
L'année 1744, qui précéda de deux ans celle de la publication du nouveau Bréviaire d'Amiens, avait été remarquable dans les fastes de la Liturgie française, par un fait du même genre que celui que nous venons de raconter, et qui eut des suites plus étendues encore. Ce fut en cette année que le docteur Urbain Robinet publia son Breviarium ecclesiasticum. Les intentions qui le portèrent à marcher ainsi sur les traces de Foinard, étaient pures, sans aucun doute. Il voulait opposer un corps de Liturgie, rédigé dans un sens tout catholique, au Bréviaire de Vigier et Mésenguy, contre lequel nous avons dit qu'il avait énergiquement réclamé.
Au reste, sur les principes généraux de l'innovation liturgique, c'était toujours la même doctrine ; toujours la manie de refaire le langage de l'Église à la mesure d'un siècle en particulier et des idées d'un simple docteur ; l'Écriture sainte admise comme matière unique des antiennes, versets et répons ; la réduction du bréviaire à une forme plus abrégée. Sous ces divers aspects, nous livrons Robinet au jugement sévère de la postérité, avec tous les autres faiseurs de l'époque.
Mais, ces réserves une fois faites, il faut reconnaître dans ce docteur un de ces honnêtes catholiques qui subissaient la loi que le siècle leur avait faite, et qui, tout en voyant clairement qu'on devait embrasser avec soumission les jugements du Saint-Siège sur les nouvelles erreurs, ne comprenaient pas également que c'était un mal de se séparer de l'unité et de l'universalité, dans une chose qui tient de si près aux entrailles du catholicisme que la Liturgie.
La carrière de Robinet, comme compositeur liturgiste, avait commencé de bonne heure. Nous l'avons vu, dès 1728, rédiger le Bréviaire de Rouen, le même qui est encore aujourd'hui en usage dans cette métropole. Les Nouvelles ecclésiastiques insinuent que ce docteur n'aurait marqué une si vive opposition au Bréviaire de Vigier et de Mésenguy, que par dépit de n'avoir pas été choisi pour composer la nouvelle Liturgie parisienne. C'est une pure calomnie. Robinet, sans doute, n'eût pas été fâché de se voir chargé d'une mission aussi honorable, mais son zèle bien connu pour la pureté de la foi suffit pour expliquer l'ardeur avec laquelle il joignit ses réclamations à celles qui se firent entendre, lors de l'invasion du jansénisme dans les nouveaux livres de Paris. Quoi qu'il en soit, Robinet, jugeant qu'il y avait quelque chose à faire pour arrêter les progrès du Bréviaire de Vigier et Mésenguy, et voulant aussi donner au public ses idées sur un plan de liturgie, fit paraître son Breviarium ecclesiasticum. On trouvait dans ce livre une partie des choses que contenait le Bréviaire de Rouen de 1728, avec un grand nombre d'additions et quelques variétés dans le plan général. Les hymnes qui étaient de la composition de Robinet lui-même dans le Bréviaire de Rouen, avaient été avantageusement retouchées, et on en remarquait plusieurs nouvelles. Nous ne faisons aucune difficulté de placer Robinet à côté de Coffin, en qualité d'hymnographe, avec cette différence que le docteur, à notre avis, l'emporte sur le principal du collège de Beauvais, sous le rapport de l'onction, autant que sous celui de l'orthodoxie. Les plus belles hymnes de Robinet sont celles de Noël : Jam terra mutetur polo, et Umbra sepultis lux oritur nova ; de l'Ascension : Christe, quem sedes revocant paternœ ; de saint Pierre : Petre, bisseni caput es senatus ; des Saints de l'Ancien Testament : Antiqui canimus lumina fœderis ; de la Présentation de la Sainte Vierge : Quam pulchre graditur filia principis ! En faisant ainsi l'éloge des hymnes de Robinet, nous n'entendons nullement approuver l'usage qu'on en a fait en les introduisant dans l'office, en place de celles que toute l'Église chantait depuis tant de siècles.
Le Psautier était divisé en la manière du nouveau Bréviaire de Paris. Les antiennes et les répons étaient toujours tirés de l'Écriture sainte. Le choix des leçons, qui montrait d'ailleurs une rare connaissance de l'Écriture dans l'auteur, était empreint d'une bizarrerie dont on n'avait point encore vu de preuve. Le célèbre canon de saint Grégoire VII, qui détermine l'ordre dans lequel on lira les livres de l'Écriture dans l'office, et qu'on avait respecté, même dans le nouveau Bréviaire de Paris, était violé de la manière la plus étrange. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, dans le cours des six semaines après l'Epiphanie, Robinet avait placé Tobie, les Actes des Apôtres et Job. Dans l'office de la plupart des dimanches, le second nocturne, au lieu d'être rempli par un sermon de quelque saint Père, suivant l'usage de tous les bréviaires (à part celui de Rouen), offrait un ou plusieurs passages de la Bible plus ou moins parallèles aux leçons de l'Écriture occurrente qu'on venait de lire au premier nocturne. Le troisième nocturne présentait encore le même sujet développé d'une manière plus ou moins complète, dans les épîtres des Apôtres. On ne trouvait d'homélie des saints Pères que dans la neuvième leçon. Les offices du Propre des saints, que Robinet laissait à neuf leçons, étaient proportionnellement soumis à la même règle. La septième et la huitième leçon étaient de l'Écriture sainte, et la neuvième seulement renfermait l'homélie, à moins que l'office ne fût du nombre de ceux auxquels on lit un sermon en place de la vie du saint. Enfin, les doubles mineurs étaient réduits à six leçons ; c'était l'idée de Foinard, et, certes, une des plus étranges qui pût tomber dans l'esprit de ce novateur.
Ce n'étaient pas là les seules singularités que présentait le Bréviaire de Robinet, sous le rapport des leçons. Le Docteur avait trouvé moyen de faire lire, même dans l'office férial, plusieurs livres de l'Écriture à la fois. Ainsi, dans l'Avent, le temps pascal, etc., la troisième leçon était tirée d'un autre livre que les deux premières, dans le but fort louable, sans doute, de faire sentir au prêtre la connexité des divers livres des Écritures, et leur accord sur les même mystères. Quant aux leçons tirées des ouvrages des Pères, jamais aucun bréviaire n'en avait offert un si petit nombre ; mais, en revanche, on y en rencontrait plusieurs que Robinet avait empruntées à l'arien Eusèbe de Césarée. Encore, parmi celles-ci, s'en trouvait-il que l'historien Josèphe aurait pu revendiquer, attendu qu'elles n'avaient d'autre but que d'amener certains passages des Antiquités judaïques. C'étaient là autant de nouveaux produits de l'esprit individuel, au milieu de cette anarchie liturgique.
Le calendrier, sans être aussi hardi dans ses suppressions que celui du nouveau parisien, avait avec lui plus d'un rapport. Les fêtes de la Purification et de l'Annonciation de la sainte Vierge avaient souffert les mêmes altérations dans leur titre. Les deux Chaires de saint Pierre étaient réduites à une seule ; toutefois l'octave de saint Pierre et saint Paul, et celle de saint Jean, étaient conservées. Les légendes avaient été rédigées plus ou moins suivant le goût du Bréviaire de Paris. Les communs, l'office de la sainte Vierge, celui des Morts, n'offraient qu'un amas de nouveautés.
Tant de défauts ne pouvaient être rachetés par les excellentes intentions de Robinet, par ses hymnes pieuses et orthodoxes, son choix d'antiennes et de répons totalement exempts de jansénisme, ses passages de l'Écriture et des Pères recueillis avec intelligence et bonne foi : car, après tout, un bréviaire n'est pas simplement un recueil de prières et de lectures ; c'est le livre de l'Église, et si jamais il pouvait être permis à un particulier de le compiler, ce devrait être d'abord à la condition de faire cette compilation en harmonie avec des règles fixes et anciennes. Mais telle était sans cesse la préoccupation de ces nouveaux liturgistes, qu'ils ne voyaient que leur système leur siècle, leur pays.
Un seul trait du Bréviaire de Robinet fera voir clairement l'étrange distraction dans laquelle l'auteur était plongé.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES :CHAPITRE XX : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE DURANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE. — RÉACTION CONTRE L'ESPRIT JANSÉNISTE DES NOUVELLES LITURGIES. — BRÉVIAIRE D'AMIENS. — ROBINET.— BREVIAIRE DU MANS.— CARACTERE GÉNÉRAL DE L'INNOVATION LITURGIQUE SOUS LE RAPPORT DE LA POÉSIE, DU CHANT ET DE L'ESTHÉTIQUE EN GÉNÉRAL. — JUGEMENTS CONTEMPORAINS SUR CETTE GRAVE REVOLUTION ET SES PRODUITS.