Tels sont les événements qui se pressent en notre siècle ; passons maintenant en Angleterre : un spectacle non moins merveilleux nous y attend.
Tout le monde aujourd'hui est forcé de convenir que l'oracle du sublime Joseph de Maistre, sur la Grande-Bretagne, est au moment de s'accomplir. C'est ici le lieu de rappeler, avec Joseph de Maistre, les vers de Dryden, sur le caractère de l'Église anglicane : "Elle n'est pas l'épouse légitime, mais c'est la maîtresse d'un Roi ; et quoique fille évidente de Calvin, elle n'a point la mine effrontée de ses sœurs. Levant la tête d'un air majestueux, elle prononce assez distinctement les noms de Pères, de Conciles, de Chefs de l'Église : sa main porte la crosse avec aisance ; elle parle sérieusement de sa noblesse ; et sous le masque d'une mitre isolée et rebelle, elle a su conserver on ne sait quel reste de grâce antique, vénérable débris d'une dignité qui n'est plus." (Dryden. The hind and the Panther.)
Le règne de Dieu et de son Église approche pour l'Ile des Saints. Or, nous l'affirmons tout d'abord, la cause principale de ce retour à l'antique foi, de cette dissolution du protestantisme anglican, tandis que le presbytérianisme, le méthodisme tiennent encore, n'est pour ainsi dire que le développement de l'élément liturgique que la plus heureuse inconséquence avait conservé au sein de l’Église-établie. Son calendrier, où figurent encore les saints, ses livres d'offices presque toujours traduits littéralement sur ceux de l'Église romaine, ses habits sacerdotaux, ses ornements pontificaux retenus dans leur forme catholique, ses cathédrales et autres édifices religieux conservés, restaurés, entretenus avec un soin pour ainsi dire filial, etc. ; toutes ces choses n'étaient pas de simples anomalies ; il fallait y voir les indices d'une réaction future. Quand on pense que longtemps avant la fin du XVIIe siècle, deux anglicans, Dugdale et Dodsworth, publiaient le Monasticon Anglicanum, préludant ainsi, longtemps à l'avance, aux travaux que les catholiques eux-mêmes entreprendraient pour mettre en lumière les grandeurs et les bienfaits du monasticisme ; quand on se rappelle la faveur avec laquelle cette publication fut accueillie en Angleterre, et le zèle avec lequel tous les ordres de la société, même les acquéreurs des biens monastiques, s'offrirent à subvenir aux frais des nombreuses gravures qui enrichissent l'ouvrage, sans autre but que de conserver le souvenir des antiques merveilles de l'architecture papiste ; il est facile de comprendre que du moment où de mesquins et cruels préjugés viendront à disparaître, cette nation devra se précipiter avidement dans la vérité antique et grandiose du catholicisme.
C'est déjà ce qui arrive aujourd'hui ; d'abord, les conversions individuelles ont augmenté dans une proportion toujours croissante, au point d'arracher un cri d'alarme à l'anglicanisme ; mais bientôt la brèche s'est agrandie ; la profonde et large blessure faite à l'Église de Henri VIII et d'Elisabeth, a apparu plus désespérée encore qu'on ne l'aurait cru ; et qui la guérirait, cette blessure, maintenant que la défection est déclarée dans le camp même de ces docteurs d'Oxford, auxquels semblait être dévolue la défense de l’Église-établie ? Déjà le papisme triomphant les décime chaque jour, et ceux qui ne se rendent pas extérieurement à lui préparent, sans le vouloir, un retour plus universel encore, en publiant ces fameux Traités sur le temps présent qui, sous le prétexte d'arrêter le mouvement catholique par des concessions modérées, ne font autre chose que l'accélérer. Or, c'est principalement sur les choses de la Liturgie que les disciples du docteur Pusey conviennent qu'il est utile d'abonder dans le sens des usages catholiques ; le culte anglican, si pompeux déjà comparé à celui des calvinistes, leur semble encore trop nu et trop froid. Ils ont vu dans la tradition des Pères de l'Eglise, dont l'autorité est déjà réelle pour eux, ils y ont vu que plusieurs des cérémonies papistes remontent au berceau du christianisme ; ils songent à les rétablir. Un vague besoin de la présence réelle les travaille ; en attendant, il leur faut des images saintes, et les reliques ne tarderont pas à devenir l'objet de leur dévotion. Bien plus, ils en sont venus jusqu'à comprendre la nécessité de la prière canoniale ; ils parlent de rétablir la récitation de l'office divin ; plusieurs même l'ont déjà ostensiblement reprise, et voici les étonnantes paroles qui leur échappent sur le Bréviaire romain, si odieux pourtant aux hérétiques et si imprudemment repoussé par plusieurs catholiques : c'est un des Traités pour le temps présent que nous allons citer (Tome III, paragraphe 73. Du Bréviaire romain considéré comme renfermant l'essence du culte de prière de l'Église catholique. Cette dissertation n'a pas moins de 207 pages.).
" Le service de prières du bréviaire est d'une telle excellence et d'une telle beauté, que si les controversistes romains étaient assez avisés pour le présenter aux protestants comme le livre de prières de leur Église, ils produiraient infailliblement sur l'esprit de tout dissident non prévenu un préjugé en leur faveur. Nous essayerons donc d'arracher cette arme aux mains de nos adversaires ; nous la leur avons abandonnée autrefois, comme bien d'autres trésors qui nous appartiennent aussi bien qu'à eux, et nous n'avons garde de penser que, nos droits étant ce qu'ils sont, on puisse nous reprocher d'emprunter chez nos adversaires ce que nous n'avons perdu que par mégarde."
L'auteur de la dissertation que nous venons de citer, après plusieurs aveux dans lesquels la plus noble franchise se montre souvent en lutte avec un reste de morgue protestante, trace une courte histoire du Bréviaire romain, dans laquelle il dit expressément que, quant aux parties principales, ce bréviaire est aussi ancien que le christianisme lui-même. Parlant de la réforme liturgique de saint Grégoire VII, au XIe siècle, il dit : "Grégoire VII n'a fait que restaurer et adapter plus parfaitement aux églises le service de prières du bréviaire, en sorte que, dans sa forme actuelle, tant pour la distribution des heures que dans sa substance, il n'est autre chose que la continuation d'un système de prière qui date des temps apostoliques."
Le docteur anglican traite ensuite du fond et de la forme du bréviaire, et les détails qu'il donne font voir qu'il n'a pas craint d'approfondir la matière, et que c'est avec une entière connaissance de cause qu'il relève le mérite du livre des prières papistes. Il commence par une analyse du service hebdomadaire Psalterium per hebdomadam. Il passe ensuite au détail de l'office du dimanche, et donne en entier, pour exemple, l'office du IVe dimanche après la Pentecôte. De là, descendant à l'office férial, il produit celui du lundi de la première semaine de l'Avent. Le service de prières d'un jour de fête est représenté par l'office de la Transfiguration. Il n'est pas jusqu'à l'office d'un saint qui ne soit analysé en détail par l'auteur, et, à l'appui de son exposé, il donne l'office de saint Laurent.
Enfin, et ce n'est pas la partie la moins curieuse de cette dissertation, l'auteur, dans une sixième section, après avoir exprimé le vœu de voir l'Eglise anglicane adopter, pour célébrer la mémoire de ses saints, la forme du Bréviaire romain, rédige à l'avance l'office de Thomas Ken, évêque de Bath, mort en 1710, et place sa fête au 21 mars. Nous renvoyons cette pièce curieuse dans les notes du présent chapitre. Certes, on devra avouer, après cela, que le mouvement qui pousse l'Angleterre vers le catholicisme est surtout un mouvement liturgique. Terminons par un dernier passage de la même dissertation.
" Avant la Réforme, dit encore l'auteur, l'Église observait chaque jour les sept heures du service de la prière, et quelque négligemment, si l'on veut, que ce service fût pratiqué par plusieurs, on ne saurait manquer de reconnaître qu'il a exercé une grande influence sur les esprits, et que sa cessation a laissé des traces encore visibles aujourd'hui. En effet, partout où ce service de prières a été établi, un grand nombre de personnes remplies d'un esprit catholique, n'ont pas seulement écrit sur la prière, mais beaucoup aussi l'ont pratiquée dans leur vie. Au contraire, depuis que cette forme de prières est effacée de la mémoire du peuple, les livres sur la prière sont devenus chez nous une chose rare, et le peu que l'on en rencontrerait encore est dû à des personnes qui ont vivement senti l'obligation où nous sommes de nous donner davantage à la prière. De plus, il est très certain que toute religion, quelque forme qu'elle ait d'ailleurs, si elle n'est pas appuyée sur la dévotion extérieure et sur la prière réglée et commune, doit être nécessairement mauvaise dans son essence."
Encore une fois, le royaume de Dieu approche pour une nation au sein de laquelle se répandent de pareilles doctrines, et nous ne pouvons que souhaiter à tous nos frères de France une entière compréhension de ces dernières paroles de notre anglican.
Si le progrès des tendances liturgiques accélère la marche de l'Angleterre vers la vérité et l'unité catholiques, il est d'autres contrées où la compression de ces mêmes tendances amène les résultats contraires.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.
Salisbury Cathedral from the Bishop's Grounds by John Constable, Victoria and Albert Museum, London