INSTITUTIONS LITURGIQUES : le Génie du Christianisme parut enfin

Le XVIIIe siècle, en finissant, voyait s'éteindre la cruelle persécution dont l'Église de France avait eu à supporter les rigueurs pendant dix années.

 

Dès l'année 1799, des oratoires publics, des églises même se rouvraient de toutes parts. Les prêtres se montraient avec plus de sécurité, les autels dépouillés revoyaient comme une ombre des anciennes pompes. On osait enfin exposer au jour ces quelques vases sacrés, ces ornements, ces reliquaires, derniers et rares débris de l'opulence catholique, soustraits à la cupidité des persécuteurs, par le mâle courage de quelque chrétien qui jouait sa tête. Rien n'était sublime comme ces premières apparitions des symboles de la foi de nos pères, comme ces messes célébrées au sein de nos grandes villes, dans ces églises dévastées, violées, mais toujours chastes, et tressaillant de revoir encore le doux sacrifice de l'Agneau, après les orgies des fêtes de la Raison et les paroles de la théophilanthropie.

 

Dans Paris même, il advint que, tandis que les restes de l'Église constitutionnelle s'agitaient encore dans la métropole de Notre-Dame, l'étroite, mais à jamais vénérable église des Carmes de la rue de Vaugirard s'ouvrait à la piété des fidèles catholiques. Le sang des pontifes, des prêtres et des religieux martyrs, épanché si abondamment dans son enceinte et ses alentours, l'avait marquée pour le rendez-vous sublime des pasteurs décimés par l'échafaud et les misères de l'exil. A Lyon, dès 1801, la procession de la Fête-Dieu traversait les rues, aux acclamations des peuples enivrés de joie :

" Quelle est, écrivait à ce sujet, dans le Mercure de France,celui qui s'apprêtait à raconter le Génie du Christianisme, quelle est cette puissance extraordinaire qui promène ces cent mille chrétiens sur ces ruines ? Par quel prodige la croix reparaît-elle en triomphe dans cette même cité où naguère une dérision horrible la traînait dans la fange ou le sang ? D'où renaît cette solennité proscrite ? Quel chant de miséricorde a remplacé si soudainement le bruit du canon et les cris des chrétiens foudroyés ? Sont-ce les pères, les mères, les frères, les sœurs, les enfants de ces victimes qui prient pour les ennemis de la foi, et que vous voyez à genoux de toutes parts aux fenêtres de ces maisons délabrées, et sur les monceaux de pierres où le sang des martyrs fume encore ? Ces collines chargées de monastères, non moins religieux parce qu'ils sont déserts ; ces deux fleuves où la cendre des confesseurs de Jésus-Christ a si souvent été jetée : tous ces lieux consacrés par les premiers pas du christianisme dans les Gaules ; cette grotte de saint Pothin, ces catacombes d'Irénée, n'ont point vu de plus grand miracle que celui qui s'opère aujourd'hui."

 

C'est que l'amour des pompes sacrées est profondément enraciné au cœur des Français, et que l'alliance de la foi et de la poésie, qui constitue le fond de la Liturgie catholique, a pour eux un si grand charme, qu'il n'est ni souffrances ni intérêts politiques qu'ils n'oublieraient dans les moments où de si nobles et si profondes émotions traversent leurs âmes. Combien donc avaient été coupables ou imprudents ceux qui avaient eu le triste courage, durant un siècle entier, de travailler par tous les moyens à dépopulariser les chants religieux, à ruiner les pieuses traditions qui sont la vie des peuples croyants !

 

C'était, certes, un triste contraste que celui qui s'était offert mille fois dans le cours de la persécution, lorsqu'au fond de quelque antre ignoré, à la faveur des ombres de la nuit et du mystère, les fidèles, réunis à travers mille périls, entouraient l'autel rustique, et qu'alors le prêtre, confesseur et peut-être martyr dans quelques heures, plaçait sur cet autel non le missel des âges de foi, mais ce moderne missel rédigé par les mains impures d'un sectaire, et promulgué avec le concours des parlements, aux beaux temps de la Régence ou de madame de Pompadour, alors qu'on travaillait de toutes mains à préparer l'affreuse catastrophe qui avait enfin éclaté. Et n'était-ce pas aussi un pitoyable spectacle que celui qui s'était offert dans la rade de Roche-fort, en 1798, lorsque les neuf cents prêtres, confesseurs de la foi, réunis dans la même fidélité et dans les mêmes souffrances, ne pouvaient s'unir dans une même psalmodie, parce que le petit nombre des bréviaires qu'on avait pu introduire dans ces prisons flottantes représentaient, pour ainsi dire, autant de diocèses différents qu'ils formaient d'exemplaires. Nous devons ce détail, qu'il était du reste bien facile de pressentir, au vénérable abbé Ménochet, chanoine de Saint-Julien du Mans, et vicaire général, décédé en 1834. Il était du petit nombre de ces glorieux confesseurs que la mort épargna, afin qu'ils pussent rendre témoignage des scènes sublimes de Rochefort. La mémoire de ce saint prêtre est précieuse à Solesmes : nous ne saurions jamais oublier qu'il eut la bonté de venir présider à l'installation de ce monastère en 1833, alors qu'une pareille démarche était un acte de courage.

 

Certes, si la persécution qui faillit dévorer l'Église de France, eût été avancée d'un siècle, on eût du moins entendu s'élever du fond des cachots la prière uniforme des confesseurs, la prière romaine que l'univers catholique tout entier fait monter vers le ciel sept fois le jour. Il est vrai que le sang des martyrs suppléait à tout. L'Église de France puisa dans ce bain glorieux une nouvelle naissance. Mais il fallut que tout entière elle fût offerte en holocauste : la charité pastorale, fécondée par l'obéissance au pontife romain, immola ceux que le glaive avait épargnés. Le concordat de 1801 fut conclu et bientôt ratifié par Pie VII. La bulle pour la nouvelle circonscription des diocèses fut donnée à Rome : la nouvelle Église de France devait donc tout au Siège apostolique. Les antiques préjugés ne pouvaient tout au plus que se débattre en expirant.

 

Le concordat de 1801 avait une grande portée liturgique. Il garantissait l'exercice du culte catholique ; aussi fut-il accepté comme un immense bienfait, par une nation qui avait tressailli de joie au retour de ses prêtres. Rien ne pourrait dépeindre l'enthousiasme des Parisiens, lorsqu'enfin, le 18 avril 1802, le concordat fut promulgué, au milieu d'une cérémonie religieuse et civique. C'était le jour même de Pâques ; en sorte que les fidèles avaient à solenniser en même temps le passage du Seigneur quand les Israélites sortirent de l'Egypte, la résurrection triomphante du Christ, et la restauration miraculeuse de cette religion que, neuf ans auparavant, un décret sacrilège avait déclarée abolie, comme si le sang pouvait autre chose que fertiliser le champ de l'Église. Le bourdon de Notre-Dame, muet depuis douze ans, ébranlait encore la cité ; et, comme enivrés du bruit de cet airain sacré dont la seule destination semblait être désormais de donner le signal du carnage, les citoyens s'embrassaient dans les rues sans se connaître. Les consuls se rendirent en pompe à Notre-Dame, et l'on vit les étendards français se balancer encore une fois autour du sanctuaire. Jean-Baptiste Caprara, cardinal de la sainte Église romaine, légat apostolique, célébra pontificalement sous ces voûtes réconciliées qu'ébranlaient par moments le mouvement triomphal des tambours et des fanfares belliqueuses. La France retrouvait son antique amour pour la foi catholique, et le premier consul pouvait s'applaudir d'avoir deviné les instincts de la nation : heureux s'il eût su toujours y attacher sa fortune !

 

Un livre d'une haute portée, publié à cette époque, avait grandement servi à préparer les esprits à un retour si merveilleux. Toute la France s'était émue à l'apparition de l'épisode fameux d'un poème américain, et dans lequel l'auteur faisait valoir, avec un talent inouï, l'harmonie des cérémonies religieuses avec les grands aspects de la nature. L'ouvrage annoncé dans la préface de cet opuscule, le Génie du Christianisme parut enfin, au mois d'avril 1802, et ce livre, qui s'attachait à prouver que le christianisme est vrai parce qu'il est beau, avança plus la réconciliation des Français avec l'ancien culte, que cent réfutations de l’Emile ou du Dictionnaire philosophique. Sans doute, la poétique nouvelle révélée par Chateaubriand n'était pas à la portée de tous les lecteurs de ce livre ; on peut même dire (surtout aujourd'hui que nous voilà pour jamais délivrés des grecs et des romains) qu'elle laisse quelque peu à désirer ; mais la partie liturgique du Génie du Christianisme, c'est-à-dire la description des fêtes, des cérémonies, les riches peintures des cathédrales et des cloîtres du moyen âge, tout cela formait la partie populaire de l'ouvrage.

 

Certes, si, quarante ans après, il est vrai de dire que notre littérature, nos arts et notre poésie sont la réfraction plus ou moins riche de l'éclat que jeta alors ce merveilleux météore; quel ne dut pas être l'empressement de la nation, fatiguée des courses desséchantes qu'elle avait été contrainte de faire dans les champs du matérialisme, lorsqu'une main bienfaisante vint ouvrir pour elle une source intarissable de poésie, là même où d'invincibles instincts lui révélaient qu'était toujours pour elle la véritable vie ? Et n'y avait-il pas aussi toute une réaction féconde dans cette promulgation solennelle du christianisme comme la religion éminemment poétique, un siècle et demi après Boileau, qui, digne écho des anti-liturgistes de son Port-Royal, ne voyait dans la foi du chrétien que des mystères terribles, et dans la poésie que des ornements égayés ? C'était bien en leur qualité de littérateurs classiques, que les Foinard et les Grancolas avaient donné les belles théories que nous avons vues, faisant une chasse impitoyable à tous ces répons et antiennes surannés, composés dans un latin si différent de celui de Cicéron, et fourrant toute leur œuvre nouvelle de pastiches à la façon d'Horace, comme pour faire pardonner le cliquetis peu agréable de leurs centons, pillés dans la Bible à tort et à travers, d'après tout autre système que celui de l'harmonie. Le Génie du Christianisme, en posant comme fait la poétique du Christianisme considéré en lui-même, a donc exercé une action vaste, et ce sera un jour une longue histoire que celle des résultats sortis de ce livre, qui, entre beaucoup d'avantages, a celui d'être venu en son temps. L'œil d'aigle de Napoléon en vit dès l'abord toute la portée, et il chercha à s'attacher l'auteur ; Pie VII témoigna sa satisfaction de la manière la plus éclatante ; Dussault, de Fontanes, le grand philosophe de Bonald, s'unirent à l'abbé de Boulogne pour célébrer l'importance de cette victoire remportée sur les ennemis de la forme religieuse.

 

Les Martyrs vinrent plus tard, et fournirent, malgré quelques défauts, l'irrécusable preuve d'un fait que la postérité s'étonnera qu'on ait pu contester une minute. Elle aura peine à comprendre le XVIIIe siècle, siècle prosaïque qui se mêla de tout refaire, parce qu'avant lui la poésie était partout.

 

Mais au fort même de ce triomphe, comme il est de nécessité en ce monde que les tribulations accompagnent toujours fidèlement les succès de l'Eglise, des obstacles inattendus vinrent tempérer la joie du Pontife romain et de l'Église de France.

 

DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE. 

 

Portrait de Chateaubriand par Girodet

Portrait de Chateaubriand, dit aussi un homme méditant sur les ruines de Rome, Anne-Louis Girodet

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