Deux formes liturgiques se partagent les pays de la langue slavonne, la grecque et la romaine.
La grecque règne dans toutes les Russies, dans plusieurs provinces qui dépendaient autrefois du royaume de Pologne, et au midi jusque dans la Bulgarie. La romaine est beaucoup moins étendue; elle occupe une partie de l'Illyrie et de la Dalmatie. Les Églises de ces dernières contrées se servent du missel et du bréviaire romains littéralement traduits en slavon, et sont garanties, par ce moyen, du péril auquel ont été exposées, et auquel ont succombé les Églises du rite gréco-slave.
Le dialecte slave non vulgaire employé dans les deux rites est le même, et paraît être un rameau du slavon oriental ; mais les Églises diffèrent dans la manière de l'écrire. L'Église gréco-slave emploie dans ses livres liturgiques l'alphabet cyrillique, emprunté par saint Cyrille et saint Méthodius à l'alphabet grec, enrichi de quelques lettres hébraïques, arméniennes ou coptes. Les Églises latino-slaves se servent pour leur missel et leur bréviaire de l'alphabet glagolitique, connu sous le nom de hiéronymien, parce qu'on en a attribué l'invention à saint Jérôme, mais sans aucun fondement, puisqu'il ne remonte pas au delà du XIIIe siècle. Cette forme différente dans les lettres, jointe à la diversité du texte liturgique, a contribué, au défaut de la langue latine, à prémunir les Slaves des provinces illyriennes contre la tentation de suivre leurs frères de race dans le schisme moscovite ; aussi le Siège apostolique, dans sa sollicitude, a-t-il insisté pour la conservation de l'alphabet hiéronymien. On trouve une Bulle de Benoît XIV, en date du XVIII des Kalendes de septembre 1754, dans laquelle le Pontife prescrit formellement le maintien de ces caractères dans le bréviaire et le missel, en même temps qu'il s'élève contre l'introduction furtive de quelques prières en slavon vulgaire, qui avaient trouvé accès dans les livres liturgiques.
Il y aurait lieu d'examiner si la Liturgie que traduisirent en slavon saint Cyrille et saint Méthodius, était celle de Rome, ou celle de Constantinople. Dans la Bulgarie, pays si voisin de l'Empire grec, il n'est pas douteux que les deux apôtres n'aient établi tout d'abord la dernière, qui y a toujours régné ; mais est-il probable que, dans la Moravie, par exemple, province attenante à d'autres qui ne connurent jamais que la Liturgie romaine, les deux apôtres aient établi la Liturgie grecque ? On a de la peine à se le persuader. D'autre part, les pays de la Liturgie latino-slave sont aujourd'hui très restreints, si on les compare aux vastes régions où règne la Liturgie gréco-slave. Il est permis d'en conclure que la Liturgie de Constantinople a dû s'accroître aux dépens de celle de Rome dans ces provinces, et avec d'autant plus de raison que les Eglises latino-slaves, encore aujourd'hui, pratiquent en beaucoup de choses la discipline de l'Église grecque : ce qui témoigne d'une fraternité qu'on explique aisément par l'identité de langage et d'origine, et qui facilitait grandement l'échange des usages.
Quoi qu'il en soit, les évêques d'Allemagne avaient ressenti de bonne heure pour leurs Églises l'inconvénient de la traduction des prières liturgiques à l'usage d'une nation voisine, avec laquelle leurs ouailles étaient d'autant plus en rapport, que la même foi les réunissait désormais. Ils avaient dénoncé au Siège apostolique cette nouveauté, et lorsque Jean VIII en écrivit à saint Méthodius pour le reprendre de cette hardiesse, il avait sous les yeux la lettre de l'archevêque de Salzbourg, dans laquelle le prélat s'exprimait ainsi : "Un certain Grec, nommé Méthodius, a nouvellement inventé un alphabet slavon, et méprisant, dans sa sagesse, la langue latine, la science romaine et l'autorité de l'alphabet latin, il a comme déprécié aux yeux du peuple les messes, les évangiles et l'office de l'Église pour ceux qui le célèbrent en latin". Ces paroles étaient dures, sans doute, car il s'agissait d'un apôtre qui n'avait tenté cette entreprise que dans le but d'accélérer la conversion des Moraves ; mais il est facile de comprendre le fâcheux effet qui devait en résulter pour les nouvelles Églises qui s'élevaient alors de toutes parts dans l'Allemagne. Le privilège accordé aux Slaves attestait une faveur dont les Germains n'avaient pas été jugés dignes.
Le Siège apostolique ne revint pas cependant sur la concession de Jean VIII. Le Pontife avait pu agir avec faiblesse, mais le privilège qu'il avait octroyé était durable, sauf à produire ses conséquences dans l'avenir. Rome n'eut qu'une chose à faire, ce fut d'arrêter l'envahissement du slavon dans la Liturgie des provinces occidentales. Les monuments qui attestent la vigilance des Pontifes romains à cet endroit ne se sont pas tous conservés ; cependant nous trouvons, en 967, une lettre du Pape Jean XIII aux Bohémiens, dans laquelle il leur commande "d'élire un évêque non selon les rites et la secte de la nation bulgare, de la Russie ou de la langue slavonne, mais au contraire un prélat obéissant aux constitutions et aux décrets apostoliques, et instruit exactement dans les lettres latines". Ces paroles font assez voir que le Siège apostolique voyait avec peine l'extension que la force des choses donnait à la concession de Jean VIII. Au XIe siècle, vers 1070, Alexandre II fit assembler par un de ses légats un concile des évêques de la Dalmatie et de la Croatie, et on y décréta que désormais on ne célébrerait plus les saints mystères en langue slavonne dans ces provinces, mais seulement en latin ou en grec. Ce fait est attesté par Thomas, archevêque de Spalatro, qui est cité par le cardinal Bona, par François Pagi et par Mathieu Caraman, archevêque de Zara, dans son ouvrage manuscrit sur la langue liturgique des Slaves.
Mais le grand et saint archidiacre Hildebrand, qui avait été l'âme du glorieux pontificat d'Alexandre II, monta bientôt lui-même sur la Chaire de saint Pierre, sous le nom de Grégoire VII, et parmi les innombrables sollicitudes qui remplirent les douze années que l'Eglise se glorifia de l'avoir pour chef, la question de la Liturgie en langue slavonne méritait d'attirer son attention. Le duc de Bohême, Vratislas, lui avait demandé de pouvoir étendre à ses peuples, qui étaient aussi de race slave, la dispense que Jean VIII avait accordée à Svatopulk pour la Moravie. Grégoire refusa avec fermeté, et, sans accuser son prédécesseur, ni revenir sur un fait consommé, il proclama les principes de l'Église sur les langues liturgiques :
" Quant à ce que vous avez demandé, dit-il à ce prince, dans une lettre de l'année 1080, désirant notre consentement pour faire célébrer dans votre pays l'office divin en langue slavonne, sachez que nous ne pouvons en aucune manière accéder à cette demande. Pour ceux qui ont réfléchi sérieusement à cette question, il est évident que ce n'est pas sans raison qu'il a plu au Dieu tout-puissant que la sainte Écriture demeurât cachée en certains lieux, dans la crainte que si elle était accessible aux regards de tous, elle ne devînt familière et exposée au mépris, ou encore que se trouvant mal entendue par les esprits médiocres, elle ne fût une cause d'erreur pour eux. Ce n'est pas une excuse de dire que certains hommes religieux (saint Cyrille et saint Methodius) ont subi avec condescendance les désirs d'un peuple rempli de simplicité, ou n'ont pas jugé à propos d'y porter le remède ; car l'Église primitive elle-même a dissimulé beaucoup de choses que les saints Pères ont corrigées, après les avoir soumises à un examen sérieux, quand la chrétienté fut affermie, et que la religion eut pris son accroissement. C'est pourquoi, par l'autorité du bienheureux Pierre, nous défendons d'exécuter ce que nous demandent les vôtres avec imprudence, et, pour l'honneur du Dieu tout-puissant, nous vous enjoignons de vous opposer de toutes vos forces à cette vaine témérité."
En ces quelques lignes, saint Grégoire VII énonçait avec une pleine énergie le sentiment de l'Eglise, qui a toujours été de ne pas offrir sans voiles les mystères aux yeux du vulgaire ; il excusait la concession faite avant lui, et proclamait ce principe d'une si fréquente application, que les nécessités qui se sont présentées lors de l'établissement de l'Eglise ne sauraient prudemment être érigées en lois pour les siècles suivants. Ce grand Pontife, qui travailla avec tant d'énergie à ramener le clergé à la dignité du célibat, n'ignorait pas non plus que les Apôtres et leurs successeurs avaient imposé les mains à des chrétiens engagés dans les liens du mariage. La foi chrétienne régnait en Bohême, elle s'y était établie et maintenue avec la Liturgie latine ; introduire dans cette Église l'usage de la langue vulgaire, c'était la faire rétrograder aux conditions de l'enfance. En reculant les frontières de la langue latine jusqu'à la Bohême, saint Grégoire VII, comme nous l'avons déjà dit, les avançait jusqu'à la Pologne qui, restant latine, se trouvait ainsi consacrée comme le boulevard catholique de l'Europe du côté de l'Asie.
Quant aux provinces dans lesquelles la langue slavonne était établie, il n'y avait plus lieu d'y rien changer. Le Siège apostolique se fit un devoir de la protéger dans les Eglises qui en usaient légitimement au service divin. Ainsi nous trouvons, en 1248, une lettre d'Innocent IV à un évêque de Dalmatie, dans laquelle il répond à la consultation de ce prélat, et l'autorise à se servir de la langue slavonne, avec l'alphabet hiéronymien, dans les lieux où la coutume est telle, à la condition toutefois que la traduction du texte des offices divins soit exacte. En 1596, le concile provincial d'Aquilée, tenu par François Barbaro, Patriarche de cette Église, proposa des mesures tendantes à restreindre graduellement jusqu'à son extinction l'usage de la Liturgie en langue slavonne, dans l'Illyrie. Le décret ne fut ni appliqué par les prélats, ni secondé par le Siège apostolique. Urbain VIII et Innocent X confirmèrent par leur autorité les éditions du missel et du bréviaire de saint Pie V, en langue illyrienne, et nous avons vu plus haut la constitution de Benoît XIV sur cette matière. Le Saint-Siège exigea seulement trois choses de ces Églises latino-slaves : que la traduction des livres romains fût fidèle ; que le slavon ancien dit littéral, et non le vulgaire, y fût seul employé ; enfin qu'ils fussent imprimés en caractères hiéronymiens.
Pour ce qui est des Églises gréco-slaves, après la réunion de la Lithuanie et des autres provinces ruthènes avec l'Église romaine, dans le concile de Brzesc, en 1594, leurs livres, en caractères cyrilliques, subirent, dès que les circonstances le permirent, une revision, qui tout en les laissant dans la forme de la Liturgie de Constantinople, veilla sur l'orthodoxie des textes, et fit des changements importants, spécialement dans les cérémonies, pour séparer entièrement les uniates des schismatiques. Les missels de 1659, 1727, 1790, et celui qui fut publié, en ce siècle, par le métropolitain Josaphat Bulhak, attestent cette sollicitude des Pontifes romains, et la foi n'a succombé dans les provinces du rite slave-uni, que par l'introduction forcée du fameux Missel publié en 1831, à l'imprimerie impériale de Moscou. Ainsi, jusqu'au jour où le défaut d'une langue liturgique non nationale s'est fait si cruellement sentir aux catholiques de l'Empire russe, Rome avait non seulement toléré, mais protégé la langue slavonne, et si elle n'avait pas souffert qu'elle étendît plus loin ses conquêtes, saint Grégoire VII lui-même n'était pas revenu sur la concession de Jean VIII.
Au XIVe siècle, un fait isolé, mais qui demeura sans produire de résultat durable, n'en a pas moins attiré l'attention du P. Le Brun, et ne saurait être passé entièrement sous silence. On connaît les missions des Dominicains et des Franciscains dans la Tartarie, vers le milieu du XIIIe siècle, jusque dans le XIVe. Ils y convertirent quelques princes, et y établirent des chrétientés en divers lieux. On ne voit pas cependant que ces missionnaires aient songé à traduire la Liturgie en langue tartare jusque vers l'an 1305, date sous laquelle on trouve dans Rinaldi, une lettre du célèbre Jean de Montcorvin, de l'ordre des Frères Mineurs, adressée au Général de son ordre. Dans sa lettre, ce missionnaire qui avait été envoyé par Nicolas IV, et passa quarante-deux ans en Tartarie, demande qu'on lui envoie un antiphonaire, un légendaire, un graduel et un psautier noté, parce que, dit-il, il n'a qu'un petit missel et un bréviaire portatif qui ne contient que des leçons abrégées. Il ajoute qu'il a traduit en tartare tout le Nouveau Testament et le Psautier, et que si le défunt roi Georges, son néophyte, eût vécu plus longtemps, il était convenu avec ce prince que l'on traduirait tout l'office latin pour le faire chanter dans les églises. Jean de Montcorvin avait célébré, durant la vie de Georges, la messe selon le rite latin dans la langue tartare, tant pour les paroles du canon que pour celles de la préface. Ce sont les paroles du missionnaire. Jean de Montcorvin avait agi pour les Tartares dans le même zèle qui avait animé saint Cyrille et saint Méthodius pour les Slaves, mais quoi qu'en dise le P. Le Brun, il ne nous est parvenu aucun document qui atteste l'approbation du Saint-Siège en faveur de cette innovation. Il est vrai que Clement V, qui siégeait alors à Avignon, éleva en 1307 Jean de Montcorvin à la dignité d'archevêque de Cambeliach, ou Cambalu, dans le royaume du Cathay, et lui envoya sept autres missionnaires, tous de l'ordre des Frères Mineurs, et honorés de l'épiscopat, pour lui servir de suffragants. Nous trouvons les pièces relatives à la fondation de cette Église relatées dans un grand détail, à l'année que nous venons d'indiquer, dans Rinaldi ; mais parmi les privilèges dont le Pontife décore la nouvelle Église métropolitaine et ses suffragantes, on ne trouve pas un mot qui ait rapport à la traduction de la Liturgie en tartare. La chose en valait cependant la peine, et Clément V, s'il eût voulu confirmer l'œuvre de Jean de Montcorvin, avait tout autant d'autorité que Jean VIII pour le faire. Concluons donc que rien n'est moins certain que l'existence d'une Liturgie approuvée en langue tartare, et qu'on a eu tort de s'appuyer sur ce fait pour donner à entendre que l'Église est assez indifférente sur les langues dans lesquelles la Liturgie doit être célébrée. Dans tous les cas, cette Liturgie tartare eût été d'une bien courte durée ; car, avant la fin du XIVe siècle, les désastreuses conquêtes de Tamerlan déracinèrent les chrétientés qui commençaient à fleurir dans la Tartarie, et arrêtèrent pour des siècles les progrès de la foi dans ces contrées.
Nous avons cru devoir traiter avec quelque étendue l'histoire de la langue slavonne dans ses rapports avec la Liturgie, et éclaircir ce qu'on a avancé sur la langue tartare ; bientôt la marche de notre sujet nous conduira jusque dans la Chine ; mais la suite des événements relatifs à la langue liturgique en général exige que nous nous arrêtions quelque temps en Occident, pour constater le mouvement des idées sur cette question dans les temps qui ont précédé et suivi la réforme protestante.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : DEUXIÈME PARTIE : LES LIVRES DE LA LITURGIE ; CHAPITRE III : DE LA LANGUE DES LIVRES LITURGIQUES
Roudnice Madonna, Master of the Trebon Altarpiece, 1400, Bohemia